Histoires extraordinaires et hommes de style : la fashion victime (EPISODE 5)

21 min

Histoires extraordinaires et hommes de style : la fashion victime (EPISODE 5)

21 min
Publié le : 15 août 2018Mis à jour le : 29 novembre 2018
Rien ne va plus sur BonneGueule.

Christophe, le rédacteur en chef, m'a laissé carte blanche cet été. Et ça va faire mal.

Très mal.

À cette occasion, je vous ai préparé une série de portraits pas comme les autres : ce sont les histoires extraordinaires (et intimes !) d'hommes de style dont les lubies sartoriales frisent souvent la folie la plus pure. Vous avez pu lire le premier épisode consacré au denimheadle second sur un hypebeaster sans scrupulele troisième sur un preppy qui cherche l'amour, le vrai et le quatrième épisode qui observe à la loupe un spécimen rare de calcéophile. Voici à présent la fashion victime.

Les illustrations exquises sont réalisées par l'excellent Alexis Bruchon et sa patte poétique.

Bonne lecture.

PS : Ceci n'est pas une satire sociale.

 

"Et quand je serai mort,

J'veux un suaire de chez Dior !"

Boris Vian - J'suis snob

 

I

 

        Je me suis engagé dans la mode comme on s’engage dans l’armée. Avec le ventre énorme qui voulait tout bouffer et la pensée que j’allais embraser le monde au lance-flammes de mes idées.

        Maman n’a pas aimé me voir partir. Je vois encore sa tête lourde de chagrin qui penchait à gauche à droite quand elle me disait que j’allais me perdre. Des rides que je n’avais encore jamais vues. Les yeux rougis, gonflés par un repos pas pris. La déesse de l’inquiétude ma mère, avec des mains qui ne vous laissent pas partir.

        La tendance mélodramatique de ma mère fut heureusement compensée par la constance virile de mon père qui avait toujours trouvé étrange qu’un hétéro s’intéresse à ce point aux vêtements si futiles. Toutefois, pour ne pas faire d’histoires, il se contenta d’une embrassade de père, la barbe qui pique, les mots qu’on ne dit pas.

        Je me sentais comme Alexandre Le Grand et j’étais aux portes de Paris. Je voulais la gloire, les paillettes, les millions de followers, je voulais caresser Choupette, tutoyer Karl, parler avec gravité de choses sans importance, goûter les lèvres sucrées des mannequins, lever mon verre de champagne à la frivolité et, bien sûr, porter du Balmain, du Dior et tous les autres, sans exception.

        On était lundi et j’avais dix minutes d’avance pour mon premier jour de boulot.

        J’arrivai dans le hall d’un immeuble dans lequel on aurait pu faire tenir ma maison entière. Les murs laiteux brillaient naturellement, habillés par la peau froide et diaphane du marbre. Sur le sol élégant, mes mocassins Gucci sonnaient bien. Un lustre asymétrique comme une planète imparfaite, suspendu à mi-hauteur, éclairait mal les colonnes de style dorique qui faisaient tout le tour du hall, ainsi que des moulures lyriques qui serpentaient comme du lierre sur toute la surface du plafond.

        Il fallait faire le tour du lustre pour atteindre le comptoir de l’accueil. Sur celui-ci, un vase noir et blanc était rempli de roses jaunes. Sur la porcelaine était dessiné le visage mélancolique et doré d’un Dieu grec. Et sur le mur derrière le comptoir, mur dénué de colonnes doriques, les grosses lettres capitales du nom du magazine, comme si je n’étais pas déjà assez mort de peur.

Alexis Bruchon mode fashion hall damier

        Ma voix me parut irréelle quand elle ricocha contre les murs du hall, pour dire qu’on m’attendait. Le type de l’accueil décrocha son téléphone et appela dans les étages. On vint me chercher.

        C’était le garçon que je remplaçais : un garçon maigre aux yeux morts comme s’il était aveugle et il avançait mal car il boitait dans ses sneakers Lanvin. Il portait un short long, noir brillant, sous lequel il avait mis un legging, noir aussi. Le haut consistait en un pull simple de maille un peu ajourée d’un jaune fluo qui rendait son teint encore plus épouvantable.

        La rédaction était encore vide à cette heure. Et nous marchâmes avec aisance dans des couloirs que j’imaginai alors regorgeant d’une énergie folle quand le moment serait venu. Il m'emmena à mon bureau qui n’était pas une pièce élégante dont le parquet en point de Hongrie était recouvert de mille croquis de ma main, éparpillés autour d’un bureau de grand designer sur lequel était posée une lampe Pipistrello, Atollo ou n’importe laquelle qu’on aurait vue dans un film de Douglas Sirk, à la lumière de laquelle j’allais faire, écrire et créer.

        Au lieu de cela, j’avais un ordinateur en plastique sur un bureau de métal dans le passage. Presque au milieu de rien. Les toilettes, au moins, n’étaient pas très loin.

Alexis Bruchon mode fashion bureau chic tour eiffel

        Après m’avoir expliqué les rudiments de la vie de bureau, il me dit :

        - Il est bientôt 10h et tout le monde va arriver. Je file.

        Et, alors que je le regardais partir de sa démarche bancale et malade, il se retourna pour dire :

        - Bienvenue en enfer.

        Et c’est la dernière fois que je l’ai vu. Je crois qu’il avait voulu lâcher une réplique dramatique à faire peur, pour le plaisir. Lancer un pavé, mais pas dans la mare, plutôt directement en plein dans mon visage, juste pour me terrifier comme on l’avait terrifié lui.

        Comme il n’y avait rien à faire qu’à attendre, j’ai décidé d’aller me faire un café et visiter les lieux. Je trouvai dans le placard une tasse dont la matière était fine et le dessin en volutes comme pour représenter une structure en fer forgé rouge était beau.

        Je découvris des pièces aux alentours d’un bazar exquis : les couvertures de magazines brillantes sur les tables et le sol, et des murs entiers recouverts de photos. Sur celles-ci il y avait des mannequins dans des poses acrobatiques, des matières grossies mille fois, des formes abstraites au crayon noir et des silhouettes au fusain sur du papier gras. Je continuai mon exploration, à regarder partout, comme si le lieu même m’appelait.

        Il y avait dans des coins du matériel noir de tournage et des nœuds de câbles mal rangés dépassaient de leur valise à roulettes défoncée. Dans une autre pièce encore, dont la porte était lourde à faire pivoter, mon cœur faillit sauter un battement : j’y trouvai des portants remplis jusqu’à éclater de vêtements délirants que je n’avais vus que dans les magazines. Le reste de la pièce consistait en un gigantesque miroir. Je fis passer ma main le long des portants pour qu’elle touche tout et qu’elle sente sous la pulpe de mes doigts les matières admirables, tantôt douces ou rugueuses. Sous les doigts les costumes de soie sauvage, les chemises unies en lin, légères comme des plumes tape-à-l’œil, du brillant, du mat, des rouges et de l’azur, des cuirs piquants à clous, un smoking en velours violet aux revers de satin, des fleurs hippies en sequin sur un pantalon blanc dont certains endroits étaient ajourés d’empiècements en dentelle, une chemise à motif exotique en voile de coton, un manteau long riche et chaud tout en zibeline.

        Je sortis du lieu le pas un peu chancelant. Je fus surpris de voir que la tasse se trouvait encore dans mes mains. J’en avalai une gorgée froide qui me fit grimacer. De retour à la cuisine, jetant le café froid dans l’évier vide, une goutte qui s’était glissée sous mon doigt me fit lâcher la tasse dans mon mouvement. La porcelaine fine explosa superbement. Et c’est à ce moment-là que la salle de rédaction gronda d’un grand bruit de vêtements qui bougent et de pas sur le sol et que j’entendis qu’on parlait maintenant dans toutes les salles que j’avais visitées. Les murs se rapprochaient. Je m’enfuis en courant vers mon bureau avant de faire semblant de jouer sur mon portable.

        J’entendis un “Ah !” sonore et vis un homme élancé dont les cheveux étaient décolorés à l’eau oxygénée. Il avançait vers moi comme s’il était Beyoncé, le bras cassé en deux par un grand sac léopard. Lunettes noires obligatoires. Il était vêtu d’un pull en laine jaune et rouge sur lequel était écrit “BLIND FOR LOVE” en lettres capitales et dont il avait retroussé les manches. Le pull était rentré dans un pantalon taille haute, style années 50, d’une couleur douce dans les bruns et à motif pied-de-puce dans lequel on trouvait un peu de rouge. Le pantalon était tenu par une ceinture tellement longue que le bout de cuir tombait à la verticale sur sa cuisse en mouvement. Et, pour finir, il portait les mules en fourrure que l’on voyait partout et qui me faisaient baver d’envie.

        Il tendit une main molle en disant :

        - Adam, je suis l’assistant personnel de Kirsten. Et, oui, c’est du Gucci. Suis-moi.

        Adam était d’origine asiatique et on voyait bien qu’il avait fait quelque chose avec son maquillage pour que ses yeux paraissent moins bridés. On sentait l’odeur puissante de son parfum quand il marchait près de vous et on devinait sa peau blanche sous une épaisse couche de poudre de riz. Je trouvai qu’il aurait été parfait sur papier glacé.

        Nous franchimes la porte de son bureau devant lequel se trouvait le mien. Il me dit de m’assoir. Quand lui-même se fut assis derrière le meuble moderne en plexyglass, c’était comme si on avait posé la dernière pièce d’un puzzle car Adam s’insérait parfaitement dans le décor foutraque qu’il avait créé.

        - Que les choses soient claires. On n’est pas à ton service. C’est complètement l’inverse. Tu es mon assistant. Tu feras ce que je te dis. Non, je dis ça parce que le précédent stagiaire avait un égo à ne plus passer les portes ! Tu ne rapportes pas directement à Kirsten, tu ne lui parles pas si elle ne te parle pas. C'est simple, non ?

        Il fit une pause pendant laquelle il mit ses sourcils en circonflexe, croisa les jambes, alluma une longue clope mince et soupira d'un air triste.

        - C’est un boulot de rêve que tu as et faut pas être ingrat. Si ça ne te plaît pas “bye-bye”, dit-il en désignant la porte le bras tendu, le poignet cassé. Les stagiaires, ça ne manque pas comme tu sais.

        J’entendis alors la porte du bureau grincer en s’ouvrant et il me sembla que les couloirs étaient silencieux d’un coup. Le discours d’Adam avait déjà produit un certain effet sur moi, mais quand je compris que c’était Kirsten, la voix aigre-douce de ce magazine, la seule voix qui compte, qui venait d'entrer juste derrière moi, mes fonctions cérébrales abdiquèrent.

Alexis Bruchon mode fashion

        Elle passa, légère, comme en suspension perpétuelle. La gravité était pour les autres. Elle s’assit sur le bureau d'Adam avec une fesse dans le vide et je voyais le nuage rose pâle de son parfum de fleurs monter d'elle et partir en longues tentacules enivrants par la fenêtre et la porte.

        Pendant que je divaguais, ils parlèrent cinq bonnes minutes et j’entendais même pas ce qu’ils disaient parce que j’étais préoccupé par le flot continu de sueur qui sortait de mon corps. J’avais le ventre trempé et je me disais que ça allait commencer à se voir sur ma chemise blanche. Une grosse goutte roulait avec lenteur sur le haut de mon ventre quand je vis qu’elle me toisait : ses yeux papillon faisaient bouger mes cheveux.

        Justement, elle avait des yeux noirs intelligents et les lèvres écarlates comme fendues dans un bois dur d'un geste définitif. Sa chevelure était tirée en arrière en une queue de cheval autoritaire. Je ne sais pas bien pourquoi mais elle me fit penser tout de suite à Cléopâtre. Elle portait une chemise d’homme et des colliers discrets reposaient à la base de son cou. Une ceinture fine en cuir caramel délimitait sa silhouette en deux ensembles harmonieux. Et c’était une jupe ensuite qui venait. Elle était fluide et ample et d’abord beige et puis rose pastel et puis rouge. Pour finir, elle était chaussée de sortes de sandales marron clair à talons hauts.

        Elle me demanda brusquement :

        - Vous ne sauriez pas, par hasard, qui a cassé ma tasse Hermès dans l’évier ce matin ?

        Je fis “non” de la tête. Je ne pouvais pas faire plus ou faire mieux. Si j’avais parlé je me serais probablement vendu. Elle se tourna vers Adam, avant de sortir, et dit :

        - J’espère au moins qu’il sait parler.

        Une fois qu’elle fut sortie, Adam me dit une dernière chose :

        - Ton boulot va consister à tenir. Avoir les épaules et filer droit. C’est tout ce qu’on te demande. Ça et trier les archives, ça va te faire les bras.

        Il me congédia ensuite et, me retournant pour fermer la porte, je le vis à la fenêtre et, dans son dos, dans la laine de son pull, il y avait le dessin d’un loup montrant les crocs.

 

*****

 

        Le soir en terrasse, chatouillé par la lumière orangée d’un demi-soleil, je racontai à mes amis ma première journée. J’occultai les parties les plus humiliantes et insistai sur le reste. L’un d’eux qui était acteur dit quelque chose du genre “Ah ça par exemple !”, car il devait tourner bientôt dans un film d’époque et qu'il s'entraînait à bien dire les exclamatives, une copine fut jalouse et le dit ouvertement et une autre tapa fort du plat de la main sur la table pour exprimer son admiration.

        Je ne fis rien pour les contredire. Jusque-là, je tenais mon pari.

        Mais la nuit, le corps enfoncé dans mon matelas étroit, au sixième étage et loin de chez moi, je dois bien avouer qu'il ne me tardait pas que le réveil sonne.

 

II

       

        La salle de réunion éditoriale était ronde comme la table en son centre. Tous les rédacteurs étaient autour et semblaient comme des bombes sur le point d’exploser. Le numéro de septembre devait bientôt sortir.

        Le soleil en rase-motte creva la vitre de ses rayons comme des balles qui ricochèrent partout dans la salle ronde autour de la table ovale. Personne n’osait bouger de peur de se faire toucher par un rayon. Il était très tôt et mon baillement fut interrompu par l’entrée de Kirsten et Adam. La réunion éditoriale commença.

        Kirsten disait des choses délicieuses comme :

        - L’inspiration du prochain shooting, c’est Marilyn Monroe, vous voyez. Mais Marilyn fin de soirée plutôt. La mascara a coulé. Elle hésite entre finir son verre de gin ou les barbituriques. Peut-être que la grille du métro peut lâcher à tout moment, vous voyez ?

        Et puis aussi :

        - Il faudra parler du camouflage aussi. Dans sa version non chaotique, presque poétisatoire. Le motif ironiquement pris comme un révélateur. Être vu. La cacophonie des taches sur la toile de coton pacifique. Je veux lire des choses de ce genre. J’ai besoin que vous pensiez comme Baudelaire, mais mode. Baudelaire en Ray-Ban.

        Tout le monde était tendu. À un moment, Kirsten dit :

        - Daniel !

        Une espèce de viking de deux mètres assis pas loin de moi sursauta.

        - Pour l’amour du ciel, il ne faut pas écrire que tel ou tel vêtement est, je te cite, “d’une rare laideur”, même si c’est vrai. Je te rappelle que tu parles d’un annonceur ! Est-ce que tu veux perdre ton emploi ?

        Elle dit cela alors qu’elle venait de poser les mains sur la table se penchant vers Daniel, comme un dragon qui s’apprête à cracher son feu grégeois.

        - Daniel... Dis plutôt qu'il est… je sais pas moi... d'une beauté ambiguë flirtant avec… hum… avec l'insolence de couleurs qui s'entrechoquent ! C’est quand même pas compliqué ! Réfléchis pour changer.

        Le grand viking ne faisait plus qu’un mètre cinquante pendant que le dragon dragonnait. Et puis soudain :

        - Et vous là !

        Vous, c’était moi.

        - Qu’est-ce que vous en pensez ? Je crois bien que je n’ai pas encore entendu le son de votre voix en deux semaines. Qu’en pensez-vous ?

        La tête qui ne voulait pas marcher. Les jambes qui ne voulaient pas courir. La bouche trop petite pour parler. Les secondes trottaient tragiquement dans leur cadran plaqué or. Les regards inquiets n’osaient pas se croiser. Le dragon finit par dire :

        - Vous voyez, faire travailler les jeunes, je veux bien, mais ils n’ont pas d’idées. Ils sont stérils. Ils sont vides. Bon !

Alexis Bruchon mode fashion réunion magazine

        Le reste de la réunion se passa dans un brouillard sourd et grave et j’étais passé à un stade plus avancé que la nausée. C’était comme si mon estomac n’avait plus rien à vomir mais qu’il essayait quand même et mes yeux se sont couverts d’un voile épais.

        A la fin de la réunion, alors que je me dirigeai vers les toilettes, elle m’agrippa le bras et me dit à l’oreille :

        - Est-ce que c’est vous qui choisissez vos vêtements, jeune homme ?

        Puis, sans me laisser répondre, elle interpella une rédactrice pour la complimenter sur sa tenue et la fille parut défaillir.

        J’allai aux toilettes afin de me laver les idées à grandes eaux. Dans la mode, les yeux sont faits pour pleurer. Mais moi, j'étais plutôt en état de choc.

        Au-dessus du lavabo de marbre sur le rebord duquel les flacons Aesop s’alignaient, je m’imaginai toutes sortes d’histoires dans lesquelles je tuais salement Kirsten. Le revolver à bout portant faisant gicler la cervelle monogrammée LV aux quatre vents. La corde brisant l’équilibre floral de son parfum en lacérant le cou. Le tailleur en tweed et la jupe crayon Chanel dévastés par l’essence et le feu.

        - Kirsten abuse parfois.

        Je me retournai pour voir un type sortir d’une des cabines, boutonnant son jean noir. Ses santiags en veau velours camel résonnaient fort sur le carrelage en damier. C’était le viking. Il parlait le français de manière traînante avec les consonnes plus marquées et ça sifflait entre ses dents.

        Le visage de Daniel était celui d’un viking, ni plus ni moins. Il dit :

        - Il ne faut pas t’en faire pour tout à l’heure. Ça arrive tout le temps.

        - Comment tu fais pour supporter ça, je demandai.

        - Au début j’avais du mal. Mais tu peux avoir l’égo le plus gros que tu veux, elle gagnera toujours.

        Je me regardai dans le miroir, me demandant si j’étais capable de supporter ça tous les jours. Il se positionna devant la vasque à ma droite et tapa deux fois sur le flacon Aesop de sa large main de mercenaire et le savon violet coula dans le creux de celle-ci. Il s’avança vers moi pour me montrer le savon. Je regardai sans comprendre. Il me dit :

        - Tu crois que c’est du savon Aesop à l’intérieur des flacons ? Tu parles, le mag’ est tellement radin qu’il n’a pas racheté d’autres flacons depuis que je suis là. Et la dame du ménage les remplit avec du liquide industriel à la lavande à 1€ le litre. Le milieu de la mode, c’est ça. C’est comme ce flacon.

        Il se frotta les mains, rinça et pris une serviette propre pliée en quatre. Il dit :

        - Sauver les apparences.

        Je n’étais pas bien sûr de savoir ce qu’il voulait dire, mais le grand type viking disait les choses avec le cœur et il aurait pu me réciter la recette du bœuf bourguignon que j’aurais trouvé ça passionnant. Il me fit signe de le suivre et nous nous trouvâmes bientôt dans la salle des essayages où se trouvent les millions de vêtements qui servent aux shootings.

        Daniel faisait le tour de la salle et, de temps à autre, il balançait des vêtements qui formaient maintenant une montagne hors de prix à mes pieds. Les fringues étaient sensationnelles. A un moment, il me mit une veste de smoking bleu électrique sur le dos et me souleva facilement pour me positionner devant un miroir. Me voyant avec cette veste de smoking, je lui dis :

        - C’est pas un peu voyant ?

        - Non, c’est parfait. Ça s’accorde pile à la couleur de tes yeux. Mais ce ne sont que des prêts, hein ! T’emballe pas. Même si, de toute façon personne ne le verrait. Tout le monde est tellement obnubilé par ce qui va sortir la saison prochaine qu’on a déjà oublié ce qui est sorti cette saison. Allez, il ajouta, c’est le moment de te regarder dans le miroir et de choisir ce que tu veux vraiment. Une vie facile et chiante ? Ou la possibilité d’emprunter autant de fringues de créateurs que tu veux ?

        Et il me tapa dans le dos avec sa main monstrueuse et se mit à rire avant de sortir de la salle des essayages.

        Ce soir-là, je franchis les portes du hall après le coucher du soleil les bras chargés de deux tote bags qui ressemblaient à des sacs de déménagement Ikea.

 

*****

 

        Le dragon m’avait dit de venir à 10h. Alors c’est à cette heure-là que je suis arrivé. Le défilé commençait à 10h30. C’était Adam qui devait venir évidemment. Mais il était malade. Kirsten m’avait appelé dans son bureau et m’avait posé des questions étranges :

        - Vous pensez quoi des crocs Balenciaga ?

        Chaque jour que je travaillais à cette rédaction, je me disais que c'était le dernier. Les questions de Kirsten ne me surprenaient plus. Alors, cette fois-ci, je répondis avec calme et aplomb :

        - C’est immonde, importable, aucun intérêt. Les plus belles créations sont pour moi celles qui donnent plus de dignité à la personne qui les porte, je lui dis.

        - Où se trouvera le prochain défilé de Saint Laurent ?

        - Qu’est-ce que j’en sais ! Personne ne peut le savoir avant d’y être. Vaccarello est surprenant.

        - Est-ce que Demna est végétarien ?”

        - Ça j’en sais rien et je m’en carre comme de savoir si Saint Laurent enfilait Moujik ou si Kanye West est effectivement siphonné ou non.”

        - Changez de ton, ne soyez plus vulgaire.

        Elle me jeta au visage un papier rigide sur lequel était écrit le nom d’Adam.

        - Venez au défilé ce soir. Adam est malade. Et il me faut quelqu’un du magazine avec moi.

        Ainsi, je pris la ligne 6 du métro, celle qui voltigeait en l’air juste assez pour voir la Tour Eiffel et m’arrêtai à La Motte-Picquet Grenelle. Ensuite, je marchai car j’avais encore du temps. Je passai devant École Militaire et m’arrêtai à Invalides pour prendre un Uber. Comme cela, ça ne me coûtait pas trop cher et je ne subissais pas la honte de venir à pieds.

        J’arrivai enfin devant le Grand Palais. Les photographes commençaient à se masser derrière des barrières. Car ils avaient les muscles tendus. Quand ils me virent arriver, ils ne surent pas bien s’ils devaient prendre ma photo ou non. Ils se regardaient sans savoir. J’avais l’air trop timide, trop neuf, le type qui rentre pour la première fois dans un bordel.

Alexis Bruchon mode fashion

        J’avais pourtant passé une bonne partie de la nuit à construire cette tenue : brogue plateforme espadrille Prada au cuir marron et avec un liseré vert sur la semelle, des chaussettes blanches mi-mollet, un short-jupe anthracite en laine froide, une chemise blanche en popeline qui se voyait sous le pull en laine émeraude dont on pouvait faire un nœud avec deux pans sur le ventre. Ray-ban et accessoires. On pouvait dire que j’avais ça dans le sang.

        Rapidement, ça s’était affolé pour de bon : Penelope Cruz en robe-tailleur Chanel rose, tellement belle que tous les photographes avaient marqué une pause contemplative avant de la prendre. Vanessa Paradis et sa fille comme des siamoises maléfiques sorties d’un film de Tim Burton. Et puis quelqu’un, Charlotte Casiraghi peut-être, dont le tissu de la robe était tellement transparent qu’on ne le voyait pas. Pas de reflet à la lumière, pas de mouvement induit par le vent, rien. Somptueux et décadent. Du cristal gazeux. Une enveloppe translucide. Le corps caché aux yeux par la prouesse technique ostentatoire. Avant-gardiste comme un monochrome de Whiteman. Il fallait bien se garder de dire qu’elle était nue.

        C’est après ce moment de grâce que les blogueuses en pagaille arrivèrent. Elles sortaient des buissons, de derrière les troncs d’arbre, de trous de souris et des coffres des Uber. Parades nuptiales désinvoltes sur les marches grandioses du Grand Palais. Le mackintosh canari de l’influenceur. Le pyjama de soie et les Birkenstock. Les guêtres en skai luisant et la robe cotte de maille. Et puis la robe verte. Vert mante-religieuse à faire des angles impossibles avec son corps devant le photographe. On n’a jamais vu un angle aussi aigu pour une chute de rein.

        Il y avait aussi tous les croquis de Richard Haines et l’esprit de Bill Cunningham qu'on voyait planer au-dessous de tout ce monde.

        Soudain, comme des cigales qui sentent quelque chose approcher, le cliquetis des appareils s’arrêta. Une voiture aux vitres noires ralentit devant l’entrée, stoppa tout à fait et c’est un escarpin noir qui en sortit. Kirsten, pas loin derrière, était là. Les cigales pouvaient reprendre leur chant photographique.

        Je m’approchai d’elle et nous passâmes avec aisance le mur noir et lunettes de soleil de la sécurité. Elle ne fut pas fouillée. Nous pénétrâmes ensuite dans le monument dont la structure était faite de verrières, de coupoles, de pendentifs et de gris-vert. À l’intérieur de ce vaisseau art-nouveau s’en trouvait un plus petit que Karl avait modestement construit. Le sol était jonché de feuilles mortes en tapis, feuilles véritables qui sentaient la forêt et des arbres sans feuilles étaient disposés en longueur de sorte que les mannequins puissent défiler autour. Ça et là, quelques touffes épanouies de mousse faisaient plus vrai.

        Kirsten me dit à l’oreille de la suivre en coulisses. C’était un flou de fringues qui brillaient sur des cintres et à même le sol des cadavres d’étoffes, des mégots de clopes, de petites bouteilles vides de vodka, des rubans, des épingles à nourrice. Les filles qui couraient en string et les maquilleuses après elles avec leur powder brush pour les rendre moins belles parce que c’était la mode des visages hideux.

Alexis Bruchon mode fashion défilé coulisse mannequins

        Après avoir salué Karl, je m’installai au rang réservé aux blogueurs, celui qui était le plus éloigné du podium. C'était même pas grave. Les influenceurs se faisaient des courbettes instagrammables et s'envoyaient des baisers en boomerang. Et puis la musique débuta.

        Les mannequins défilèrent sur un son rock et je n’avais pas assez d’yeux pour tout voir. J’ai passé les quinze minutes et quelques du défilé à chercher le regard de ceux qui étaient debout avec moi juste pour confirmer que ce qui se passait était bien réel, mais jamais personne n'a vouloir me voir. Un moment, je dus même taper sur l’épaule d’un type rachitique en costume mauve et chapeau melon, juste pour lui dire :

        - C’est beau, non ?

        Il se retourna vers moi, le visage déformé par la contorsion et dit, avec un fort accent anglais :

        - Comme à chaque fois, darling !

        À la fin du défilé, Kirsten me fit signe d’attendre car elle voulait parler à Karl. J'aurais très bien pu éclater en sanglots tellement j'étais excité par ce que je venais de voir. Pourtant, je fis mine de consulter mon agenda, le visage impassible comme si ce défilé ne m'avait pas bouleversé.

        Soudain, elle me fit signe d’approcher. Karl tenait ses mains contre sa cravate largissime. Il portait la barbe et n'avait pas d'âge. Derrière ses lunettes noires, ses yeux devaient me regarder car il me posa une question :

        - Qu’en avez-vous pensé, jeune homme ?

Ouah, ça m'a fait tout drôle. Mon cœur en syncope.

        - C’était super !, dis-je en tentant de me calmer un peu. C’était sidérant, Monsieur. Je veux dire solaire !

        Il esquissa un rapide sourire en coin et voulut dire quelque chose mais je fus le premier à parler :

        - Mais si je peux me permettre quelque chose... Monsieur...

        - Ah mais permettez-vous jeune homme. Il faut toujours se permettre sinon on ne fait jamais rien dans la vie. Et appelez-moi Karl. Pas Monsieur. Ça fait vieillot.

        - J’ai préféré votre défilé de l’an dernier qui était pour moi ce que vous avez fait de mieux, Monsieur ! La Tour Eiffel, juste là. Les manteaux aux manches bouffantes. Les chapeaux plats. Bravo, Monsieur.

Karl et Kirsten échangent un regard.

        - Vous confondez la haute couture et le prêt-à-porter mon jeune ami, mais ce n’est pas bien grave.

        Il y eut un nouveau silence et ils s’éloignèrent comme des amoureux dans une cour d'école. Et puis Kirsten revint vers moi rapidement, et sa tenue bougeait avec grâce et j'aurais pu l'aimer. Elle me dit simplement : “prenez votre journée.”

       Je marchai lentement vers la sortie. Les marches étaient vides à présent. Un photographe me prit en photo. J'empruntai les berges à pieds, accompagné par les remous de la Seine, sans savoir que, déjà, tout était joué.

 

*****

 

        L’après-midi même je reçus une lettre recommandée provenant du bureau. Elle disait simplement :

        “Félicitations, tu as réussi à te faire virer. Je crois que Kirsten n’a pas apprécié quelque chose que tu as dit au défilé.

        Cela devait arriver, je pense qu’on peut dire que tu n’es pas fait pour ce milieu.

        Adam.”

        Comment un seul jour pouvait-il être le meilleur et le pire de ma vie ?

        Je me suis à penser à ma mère et ça m’a fait taper sur le mur. Je me suis mis à penser à celui que j’avais remplacé, qui m’avait dit “bienvenue en enfer”, et j’ai tapé plus fort. Et puis j’ai continué. Bientôt, j’ai senti quelque chose de chaud qui me coulait entre les doigts. Et le mur blanc était rougi autour du trou que mes phalanges creusaient. Je crois bien que ça saignait dur.

        Après, j’ai cherché des yeux un objet qui allait se casser de manière théâtrale, j’ai cherché un truc qui ferait suffisamment de bruit quand je le détruirais, qui serait capable de rendre compte de l’état psychologique dans lequel j’étais à ce moment-là. Le vase en se brisant contre le mur eut un bruit minuscule et je dus prendre une lampe que j’aimais bien et la fracasser du plus haut de ma force sur les plaques électriques de ma cuisine de fortune.

        On vint frapper à la porte et je répondis d’aller se faire foutre.

        Quand la lampe fut tout à fait détruite, qu’il ne me restait entre les mains rouges plus que le câble et la douille, j’avais, dans mon esprit malade, construit un plan de revanche qui devait se passer le lendemain même.

        Ça m’a calmé de penser à ça. Le soir, je me suis payé un repas réjouissant avec le solde de tout compte que je n’avais pas encore touché.

 

III

 

        Le Uber de Kirsten est arrivé pile à l’heure.

        Les cliquetis des photographes ont chanté comme d’habitude.

        Elle a commencé à gravir les marches.

        Je me suis mis à courir vers elle.

        J’ai senti les battements de mon cœur jusque dans le fond de mon oreille.

        Elle n’était plus très loin.

        J’ai armé mon bras droit et levé ma main dont le bandage était rouge.

        Et sur la main une tarte à la crème.

        Kirsten se retourna dans ma direction et mit les mains sur ses joues.

        J’ai jeté la tarte qui partit très droit et allait arriver dure.

        L’horreur de Kirsten dont le régime spécial lui interdit la crème.

        Et le gâteau lourd s’écrase en plein sur sa figure.

Alexis Bruchon tarte à la crème mode fashion

        La mare de crème tout autour d’elle est blanc cassé. Certaines personnes en voulant la secourir glissent sur le jus pâtissier.

        Je suis là, le souffle court. Et autour de moi plus d’une vingtaine de personnes. Et ma poitrine se soulève et s’affaisse. Les cigales reprennent leur chant. Kirsten désormais au sol n'a plus de voix. Le sucre sur sa jolie veste en laine. Et Daniel, le viking est là avec elle, il me regarde comme si j’étais dément. Et la foule qui s'amasse me montre du doigt. Et je suis définitivement seul, avec mon gâteau à la crème.

        Avant de partir, j’ai cette phrase et je ne sais pas bien pourquoi :

        - La tasse Hermès dans l'évier, c'était moi.

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