Histoires extraordinaires et hommes de style : le ninja techwear (EPISODE 7)

18 min

Histoires extraordinaires et hommes de style : le ninja techwear (EPISODE 7)

18 min
Publié le : 29 août 2018Mis à jour le : 29 novembre 2018
Rien ne va plus sur BonneGueule.

Christophe, le rédacteur en chef, m'a laissé carte blanche cet été. Et ça va faire mal.

Très mal.

À cette occasion, je vous ai préparé une série de portraits pas comme les autres : ce sont les histoires extraordinaires (et intimes !) d'hommes de style dont les lubies sartoriales frisent souvent la folie la plus pure. Vous avez pu lire

  1. Le premier épisode consacré au denimhead
  2. Le second sur un hypebeaster sans scrupule
  3. Le troisième sur un preppy qui cherche l'amour, le vrai
  4. Le quatrième épisode qui observe à la loupe un spécimen rare de calcéophile
  5. Le cinquième qui suit le parcours professionnel d'un mordu de mode
  6. Le sixième qui confronte un élégant avec son pire cauchemar

Voici à présent le ninja techwear.

Les illustrations exquises sont réalisées par l'excellent Alexis Bruchon et sa patte poétique.

Bonne lecture.

PS : Ceci n'est pas une satire sociale.

 

I

       

        C’est pas tellement ce que j’ai fait qui est important. C’est plutôt pourquoi je l’ai fait. Et la situation assez farfelue dans laquelle je me suis retrouvé à la fin est pour moi un souvenir doux-dingue indélébile, comme un tatouage directement sur l’âme.
        Ça a à voir avec ma passion pour le techwear, c’est-à-dire les vêtements fonctionnels qui sont les remparts contre un monde hostile, qui augmentent mon pouvoir d’homme.

        Je ne sais pas si vous avez entendu parler d’Errolson Hugh, mais on pourrait dire que c’est lui qui m’a sauvé la vie.

 

*****

 

        “Le jour se lève sur Los Altos, encore une journée au paradis, encore un ensoleillement maximal aujourd’hui, avec un pic de chaleur à 35°C. Ouuuuuuuuuuha ! Sale temps pour les ventripotents. Et je sais de quoi je parle. Les nappes phréatiques sont aussi sèches que...”

        Je coupe le son de la radio parce que je ne suis pas d'humeur à écouter des métaphores inélégantes. Et puis le silence, c'est pas mal non plus. Il est 7h30 du matin et déjà, je me surprends à mettre la climatisation. Je regarde le ciel par le toit ouvrant de ma voiture : pas un nuage, même pas un petit. C’est pas encore aujourd’hui que je vais utiliser ma JA1-GT.

        Feu rouge. J'observe docilement une pause puisque c'est la loi. Je tourne la tête machinalement à droite et je vois l’affiche jaunie, comme griffée mais sur laquelle on peut toujours lire : “DISCOVER VANCOUVER”. Le jeu de mot est plutôt bien trouvé, mais ce qui me parle, c'est surtout que c'est une photographie de la ville sous la pluie, cernée de conifères, du vert de la forêt et des montagnes. Ouah, ça me prend les tripes tous les matins.

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        Je me fais rappeler à la vie par un type derrière qui est pressé d'aller bosser.

        L’open-space où je travaille est vide à cette heure et on n’entend pas le bourdonnement habituel digne d'une salle de marché à Wall Street, ni les claviers qu'on martèle, ni les imprimantes épileptiques et ni les coups violents sur l’écran de l’ordinateur pour qu’il fonctionne mieux. Je jette sur mon dossier de chaise ma veste anti-UV Phasic Sun de chez Arc-Téryx.

        Edward, du service juridique, un type inquiet au physique de Woody Allen, arrive au bureau et ça me fait penser qu’il ne tiendrait pas longtemps en cas d’apocalypse zombie. Même ! J’imagine que ce ne serait pas trop grave de se servir de ce type comme bouclier humain pour se sortir d’une situation désespérée. Je me marre un instant en imaginant ce que je ferais en cas d'apocalypse zombie. J'y ai déjà réfléchi pas mal de fois. Je crois bien que je m'habillerais en ACG. All Condition Gear. Ça veut bien dire ce que ça veut dire. Du Gore-Tex contre les projections de cervelle. Des poches pour y loger les couteaux, les vivres. Du près du corps parce que je ne voudrais pas qu'ils puissent s'accrocher à un pans de veste quand je prends la fuite. Les Revaderchi bien sûr. Et un cargo avec des zips dans tous les sens. Mais bon, comme on reçoit rarement une invitation pour ce genre de choses, j'ai toujours la tenue dans mon coffre de voiture.

        - Mike, me fait Edward en hissant péniblement son corps de phasme par-dessus la cloison moquettée, je crois que Miller veut te voir illico.

        Je lui dis “ok, Ed !” parce qu’il déteste qu’on l’appelle comme ça. On s’adore.

        - Entre mon vieux ! fait la voix de baryton de Bill Miller alors qu’il mâchouille un croissant qui n'a de français que le nom. Ah, vraiment, les Français, c’est le meilleurs pour la bouffe, y’a pas à dire. Sensas’ ce danish !

        Miller est le chef de la branche de Los Altos de ma compagnie. Notre créneau, c'est l'informatique. On bosse avec Google.

        - Bon, j’irai pas par quatre chemins Mike. Tu sais que je te tiens en haute estime ? dit-il des miettes à la commissure. Hein, allez fais pas le modeste tu veux, quand je dis en haute estime, je veux dire que, à mon sens, t’es le futur de cette boîte. Ni plus ni moins. Le fils que j'ai jamais eu. Le dis pas à mon fils. Mais t’emballe pas, j’ai pas l’intention de t’adopter. N’empêche, t’es l’étoile montante du CMS. Le virtuose du code devant l’Eternel ! Prends place, cette chaise est la tienne.

        Il m’indique son fauteuil dodu en skaï.

        - C’est là qu’est ta place petit. Et c’est pour ça que je t’envoie développer notre filiale à Phoenix, Arizona.

        Phoenix, capitale de l’Arizona, climat chaud désertique. La ville de Yuma à proximité a été élue ville la plus sèche du monde en 2017 par le Guiness Book des Records. Le rêve pour un fennec, l'enfer sur Terre pour Mike, le ninja techwear.

        - Faut que je réfléchisse, je dis.

        - Comment ? Tu passerais à côté d’une opportunité pareille ? Les grands de ce monde ont fait leurs armes à Phoenix, tu sais ! Ok, je te donne jusqu’à demain soir pour me donner la réponse. Réfléchis bien, petit ! Et n’oublie pas : c’est toi le futur.

        Par-dessus mon épaule, je vois Miller qui fouille avec sa main le sac kraft de la boulangerie, constellé de taches de gras.

 

*****

 

        Le soir, j’expose à ma femme les intentions de Miller. Elle trouve que c’est une formidable opportunité de carrière. Elle dit ça, d’un ton rêveur, songeant qu’une fois à Phoenix, elle parviendrait peut-être enfin à atteindre un bronzage parfait. Elle vise la couleur Pantone 469 C. Vraiment ma femme, c’est la définition de la persévérance.

        Alors que je lui expose mes réserves, elle me dit :

        - Attends, attends, attends, ce serait pas à cause du fait que tu te prennes pour un ninja ?

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        Je mets les mains dans les poches comme un gosse.

        - Arrête de dire ça, tu veux. C'est parfaitement normal, on est beaucoup dans le monde tu sais à porter du techwear.

        - Normal ? Non Mike, les gens normaux, ils veulent du soleil et ils se cachent quand il pleut. Voilà comment sont les gens normaux.

        Ma fille suçote ses haricots verts juste histoire d’en extraire le minimum vital, sans avoir à les manger tout à fait. Ses yeux passent de sa mère à moi. Moi qui n'ai jamais vraiment joué les ninjas que dans ma tête et qui soudain ai l'envie violente de fuguer comme un adolescent.

        Cette nuit-là, je dors mal et ma vie me paraît bien étroite.

 

II

 

        Je me réveille le lendemain avec une gueule de bois pas possible. Le genre de gueule de bois qui vous refile une crise de la quarantaine à à peine trente ans. C'est moche.

        Au feu rouge habituel, l'affiche a disparu. À la place, je constate une publicité racoleuse pour un prêt à taux préférentiel. "Du jamais vu" bla-bla-bla. Je descends de la voiture avec la souplesse d'un chat de gouttière et, à ce moment-là, dans mon monde, je deviens cinglé parce que je suis comme un Prix Nobel de Physique qui se rend compte que l'étoile du berger, depuis le début, c'était un petit ver luisant assoupi sur sa lunette astrologique. En grattant l'affiche capitaliste, je m'aperçois que la colle a mangé mon affiche et qu'on ne voit presque plus rien.

        Ça m'a mis un coup terrible. Comme un type qui marche des heures dans le désert et se rend compte que ce qu'il voyait depuis tout ce temps n'était rien qu'un mirage. La crise de la quarantaine allait me faucher, et c'était pour bientôt.

        J'écrase la pédale d'accélération et, arrivé à la maison, je remplis le coffre de tout ce que je possède qui puisse m’aider à survivre dans un environnement hostile, genre Amazonie ou les comics d'Alan Moore.

        Je ne peux pas prendre l'avion, parce que vue l'artillerie que j'ai, c'est direction la prison d'Azkaban. Alors j'ai pris la voiture et suivi toute pancarte qui me semblait indiquer le nord. Douze heures de trajet, jusqu'à Portland. Même pas mal. Arrivé là, ça commence à sentir la pluie, mais toujours rien, les nuages sont timides et les gens sont vêtus comme pour aller à la plage. Le paysage a changé : les arbres ne sont plus les mêmes, les rayons du soleil ne brillent pas pareil, ils sont dilués, moins efficaces, comme une opinion sans argument.

        Cependant l'air est désespérément sec, la toile du ciel barbouillée de poussière. C'est pas vraiment ça encore. Et je traverse Portland comme un fugitif avec la mort aux trousses.

        Avant d’arriver à Everett, après Seattle, j’ai pris par Jordan Road Canyon Creek pour arriver au Lake Twenty-two trailhead, pas loin de Granite Falls. Parce que pourquoi pas. Mon téléphone sonne, c'est Miller. J’ignore l’appel.

        Je trouve à Granite Falls un motel modeste dans lequel je réserve une nuit parce que je n'ai pas de tente et j’y laisse ma voiture que je quitte avec plaisir. Marcher. Enfin. Le ciel est dégagé comme un beau monochrome de Klein. Mais le ciel, tout de même est mouillé parce que j’arrive après la pluie. Le sol encore imbibé d’eau fait toutes sortes de bruits de succion sous mes mid-top hiking boots issues de la collaboration Salomon et 11 by Boris Bidjan Saberi. Je ne saurais pas vous décrire ce que ça me fait, mais le simple fait de sentir l’odeur étrange du goudron humide et le calme d'une forêt après la pluie me refile des décharges orgasmiques.

        Je suis cerné par des arbres hauts comme des buildings de bois, des conifères, des sortes de séquoias dont on met du temps pour faire le tour. Je marche à côté des chemins de planches que l’homme a fait. S’il y a une flaque, je saute dedans et je sens vibrer mon corps d’émotion sous le Gore-Tex de ma J1A. Tellement crispy. Je bouge les coudes exprès pour entendre le croustillant du tissu sec jouer sa musique.

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        Et puis, je me mets à courir comme un animal libre. Je passe au plus près des arbres pour qu’ils m’aspergent des gouttes de pluie restées sur les feuilles et je veux m’approcher au plus près de la nature, je veux être comme un pierre dévalant la colline mais que rien ne peut jamais atteindre. Comme le roseau, plier mais ne pas rompre. Le creux de la forêt est plein de bruits en écho, des bruits justes, résonnant comme un gigantesque instrument de musique. Mon cargo ACG était fait pour la course. À un moment, je suis arrivé à une cascade et j’ai décidé qu’il fallait que je me mette dessous, juste pour mettre à l'épreuve mes coutures étanches. Je ferme les yeux. Le poids lourd de l'eau me fait courber la tête.

        Je ne sais pas trop comment vous dire, mais j’étais plus heureux sous cette cascade que sous n’importe quel soleil de plomb. Je pense : "pas waterproof mais waterfallproof" et ça me met en joie.

        Des marcheurs en me voyant prennent la fuite. C'est mon territoire. Mais toujours pas de pluie.

        Je continue mon chemin au hasard, me laissant guider uniquement par mon instinct et je tombe sur le lac, situé dans une cuvette, comme souvent les lacs, et bordé de vastes nappes de neiges éternelles. J’en profite pour y faire une sieste, tapi au creux de la neige douillette.

        J’ai passé le reste du jour à exécuter des figures complexes de ninja cyberpunk jusqu’à ce que je commence à ressentir la faim. D'un geste de la main, je fais sortir mon couteau de ma gravity pocket qui, dans l’action se déplie et vient se planter à un petit centimètre de mon pied. J'étouffe un petit cri de rosière avant de me ressaisir. C'est mon territoire.

        Franchement, je n'ai jamais chassé jusque là mais je suis dans la forêt comme au creux d’un ventre et faut pas me dire de partir car c'est fait pour moi ici. Comme quand j'avais découvert Star Wars pour la première fois. Et Blade Runner. Madmax. Halo. William Gibson. Faut pas me dire de partir.

        Il ne pleut toujours pas et je commence à avoir chaud.

        Au lieu d’arpenter la forêt à la recherche d’une proie, je m’adosse à un arbre, mets ma capuche et mon masque et reste immobile le plus longtemps possible. Quand après une heure ou deux, un écureuil vient paresser pile sur le tronc d’en face, juste à la portée de ma lame. En témoigne le pilier de bois de ma cave sur lequel je me suis entraîné jusqu’à devenir ridiculement habile, je ne lui ai laissé aucune chance. Il n’y a pas grand chose à manger sur la bête mais ma femme pourra dire ce qu’elle voudra : je suis un survivant.

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        Je rentre au motel à la tombée de la nuit, l’écureuil mort dans une main, le couteau rouge sang dans l’autre. Et c’est ainsi que j’ouvre la porte de ma chambre, dans laquelle la femme de ménage se trouve. Elle inspecte mes couteaux long comme des cris, mes étoiles brillantes de ninja, mes accessoires d’une vie héroïque, mes joujous pas clairs, la panoplie parfaite pour mettre à mort toutes sortes d’êtres vivants.

        Quand elle entend le bruit grinçant de la porte, elle fait pivoter sa carcasse massive afin de voir qui entre. Lorsqu’elle me voit dans l'embrasure de la porte, avec mon écureuil mort la gueule ouverte et la langue en dehors et mon couteau de vingt centimètres la lame rougie, moi dans ma tenue noire qui ne laisse voir que mes yeux surpris, elle a un mouvement de recul puis hurle à déchirer la nuit qui est tombé comme le rideau sur une scène. Je sursaute parce qu’elle m’a fait peur. Ouah, ça me soulève l'estomac tellement elle crie fort. C'est comme dans un Hitchcock.

        Elle se rue soudain vers moi comme un rhinocéros et je préfère ne pas avoir à l’encaisser droit dans les entrailles. Alors au dernier moment, je me pousse. En sortant comme une balle par la porte, je crois qu'elle s'imagine que je ne me pousserais pas et que donc elle va me heurter de plein fouet. Mais je me pousse et elle continue comme une balle donc, jusqu'à aller se cogner la tête sur le pare-chocs d'un pick-up qui se trouve là. Le pick-up bouge un peu, il faut rendre hommage à la solidité de la structure osseuse de la femme de ménage qui est bâtie comme un monument brutaliste d’Ex-Yougoslavie.

        Quand je la vois gisant sur le sol, je suis frappé par la beauté picassienne de sa pose et je prends une photo souvenir avec mon téléphone que j'ai accroché à ma ceinture cobra. Je ne sais pas si on peut tomber amoureux des objets, mais vraiment cette ceinture cobra, c'est quand même sexy. Je sais pas comment dire autrement. Pas étonnant que Dior s'en soit emparé. Je déclipse la boucle. Je clipse. Je déclipse. Je clipse. Ce cliquetis qui claque me fait quelque chose. Ouah, c'est tellement parfait. Ça s'emboîte comme il faut. La femme de ménage est toujours inconsciente. Je déclipse. Je clipse.

        Tout à coup, son patron, qui est aussi son mari et qui n'aime pas trop qu’on prenne des photos de sa femme, sort en trombe de sa cuisine enfumée avec un 22 long rifle spécialement conçu pour rattraper les trucs qui courent.

        Il se poste devant moi et me met en joue sans complexe. Ouah, j'aurais vraiment préféré ne pas avoir fait détaler sa femme. Le type a l'allure louche de quelqu'un qui a vu des choses tordues dans sa vie, peut-être même que c'est lui qui les a provoquées ces choses tordues. Son denim est tout poisseux et son t-shirt présente des taches dans les cramoisis.

        - C'est quoi votre problème ?, me dit-il avec tout le charisme d'un type qui tient une arme à feu. Vous êtes un espion ? Un Viet ? Vous êtes Jap' ? Z'êtes un Jap' c'est ça ? C'est quoi votre vice, putain ?

        - Non, non pas du tout, c'est une simple méprise, je dis en enlevant ma capuche et tout mon équipement du futur, je suis simplement là pour... disons... me confronter à la nature, je dis en agitant sous son nez qu’il avait gros comme un groin l’écureuil dont le cœur avait cessé de battre.

        Il regarde sa femme sur le sol et je lui décris la scène qui s'est passée. Soudain, comme un robinet qu'on arrête, il laisse tomber son arme sur son flanc et déclare que, de toute façon, sa femme a toujours été un peu émotive, remportant du même coup le record du monde de plus bel euphémisme. Il m’offre un verre parce que pourquoi pas et décrète avec un bon sens frisant le génie qu’elle “ne tombera pas plus bas”. Autour du verre de gnôle qui me ramène à mes quinze ans quand j'ai bu ma première gorgée de whisky en douce, il me dit :

        - Vous z'êtes pas un adorateur de Satan au moins ?

        - Non Monsieur, je réponds.

        - Vous avez un casier judiciaire ?, il me demande.

        - Non Monsieur, je rétorque l'haleine chargée.

        - Vous êtes contre les Etats-Unis d’Amérique ?

        - Alors ça non !

        - C'est quoi tout votre matériel là ?

        - C'est pour traquer les replicants Nexus-6, je fais pour rire, influencé par le whisky qui me chatouillait les organes vitaux.

        - Les quoi ?

        - Non, non, c'est du matériel technique pour la survie en forêt Monsieur, dis-je plus sérieusement.

        - Ah ouais. Ben je vais vous dire : les types louches dans votre genre, particulièrement ceux qui zigouillent des écureuils, on n’en veut pas par ici. Compris ? Vous partez demain à la première heure.

        - Ça me va, je fais avant de vider d'une traite l'immonde mixture et de retrouver la chaleur de ma chambre.

        Miller m’appelle à nouveau. Je ne réponds pas. Par la fenêtre ouverte, la forêt sonnait juste dans l'incendie du soir.

 

III

 

        J'arrive à Vancouver comme une tornade fondant sur un village de pêcheurs. Je ne sais pas bien pourquoi je dis ça, mais c’est ce que je ressens.

        Vancouver est un radeau de béton entouré de montagnes. Vous verriez ça. En toute circonstance, quand on marche dans les rues, on ne sait jamais bien dans quel élément on se trouve entre la terre, l’air et l’eau. Et le soir même, parfois, le ciel prend feu. Et je me mets à la fenêtre de ma chambre d’hôtel pour regarder ce brasier lent qui cisaille le ciel d’aurores boréales incendiaires, comme des vagues fuschia sur un océan calme. Toujours pas de pluie et Miller qui m’appelle encore.

        Je décide d’aller plus au nord. Là où je veux aller, il me faut prendre un bateau, afin de longer la côte et arriver à la forêt pluviale de Great Bear.

        Le marin qui m'emmène est un type qui parlait peu, dont le visage est violet, strié de cicatrices de ses vies précédentes. Ses grosses mains calleuses ne bougent pas sur le gouvernail et quand nous arrivons enfin, il fait “hum” en guise d’au revoir en ne me regardant même pas. C'est comme s'il ne m'a jamais vu en vérité.

        Je saute sur la berge comme Christophe Colomb, sauf que moi, je sais parfaitement où on se trouve. Et c'est en face des Îles de la Reine Charlotte, qu'on appelle maintenant l'archipel de Haida Gwaii. Et ici, c'est pas exactement comme la vie de banlieue.

        Je m'apprête à pénétrer dans la forêt et j'ajuste ma J1A-GT qui, je suis presque sûr, fait gilet pare-balles aussi.

        La forêt se referme sur moi. Le moteur du marin ronronne plus loin déjà et je sens bien que je suis seul au monde. Mais toujours pas de pluie.

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        Je peux sentir en moi la présence des cèdres rouges immenses auprès desquels je passe, ainsi que les épinettes de Sitka, grands comme un père veillant sur son enfant. La mousse recouvre toute la cathédrale végétale, si bien que les sons sont feutrés et on se sent bien ici comme dans une salle de cinéma.

        J’arpente la forêt avec mes Danner et plus je m'enfonce dans la forêt plus je m'imagine, petit être minuscule, comme un point dérisoire sur la carte du monde. Comme en coulisse, comme sur la lune, comme en exil. Je marche sur des terres sans chemins et, pour sûr, certaines fois, je pose le pied où personne n’a encore jamais posé le sien. Et c’est ainsi que, de splendeur en splendeur, je tombe, dans la lumière diffuse du sous-bois, sur un ours dont le pelage est blanc avec des reflets d’or et dont les yeux noirs me fixent.

        Je m'immobilise parce que mes jambes ne veulent pas continuer de toute façon. Je ressens une myriade de sentiments contraires. Il a dû me voir arriver de loin. J’entends son souffle puissant. Il se met alors sur ses pattes arrière et son corps s'allonge comme les arbres qui l'entourent. C'est un cèdre blanc et or parmi les rouges et moi là, avec tout mon équipement techwear, je ne sais pas bien quoi faire. Soudain, l’ours modifie son équilibre, il va tomber sur ses pattes avant. À peine touche-t-il le sol de ses quatre pattes qu'il se met instantanément à me prendre en chasse. Et c'est la deuxième fois qu'on me charge en quelques jours. Sauf que dans le cas de la femme de ménage, j’étais le chasseur et maintenant, je suis le chassé.

        J’ai vu dans un documentaire qu’il faut faire le mort, cependant quand un ours de deux cents kilos vous charge comme un camion rempli de dynamite, jouer au mort est la dernière chose que vous voulez faire. Alors je cours. Je cours comme jamais je n'ai couru, à battre Usain Bolt, à courir sur l’eau s’il y en avait eu, mais l’ours se rapproche. Je veux dire, sur mes quatre membres, je n’en utilise que deux et lui, dont le ventre gronde parce qu’il a faim, coure avec toutes ses pattes et ses griffes accrochent la mousse pour se projeter mieux vers moi.

        À un moment, les arbres sont plus proches les uns des autres et ça ralentit un peu la course de la bête et, peu après, alors que je regarde derrière pour évaluer le moment de la fin du film, je tombe dans le vide. Une falaise. Vous le croyez ça ?

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        Cependant, alors que je tombe, mon bagjack se prend dans quelque chose et je suis retenu dans le vide. C'est une souche morte qui dépasse. L’ours, deux mètres plus haut, avec le ventre qui gronde toujours, me regarde avec les yeux de l’amour vache.

        Le silence se fait. Je vérifie que tout est solide, mais mon équipement techwear a l'air de bien tenir. Parfois, l’ours souffle fort dans mon cou et de la bave me tombe sur la tête, si bien que je mets ma capuche. La lumière du jour commence à décliner et mon cerveau se met en veille.

        Je suis réveillé par la sonnerie de mon portable, c'est Miller. Je décroche, toujours suspendu dans le vide. La couverture réseau est impeccable.

        - Eh ben Mike ! On ne donne plus de nouvelles à ton vieux pote Bill ? On s’inquiète nous ici. Mais bon, je leur ai dit que t’étais fait d’un bois solide et qu’il ne pouvait rien t’arriver de grave…

        Je jette un œil par-dessus mon épaule pour voir si l’ours est encore là. Fidèle au poste, il aiguise ses griffes sur un arbre. C'est rassurant à voir.

        Bill Miller continue son numéro mais je l’interromps :

        - Bill… ma réponse est non. Je ne peux pas aller vivre à Phoenix. C’est incompatible avec mon mode de vie et, même, je me demandais si on n’avait pas plutôt des filières au Canada, dis-je.

        - Au Canada ?, fit-il en reposant le cigare qu’il a dans la bouche. Personne ne veut aller là-bas mais je pensais que je te faisais une fleur en t’envoyant à Phoenix, mon vieux.

        Il dit qu'il y réfléchirait. Juste après, j’appelle ma femme qui a dépassé le stade de la fureur dévorante et veut simplement que je rentre à la maison. Elle et ma fille me manquent vraiment mais je ne sais pas si je vais les revoir. Je lui explique la situation dans laquelle je suis en lui priant d'envoyer de l'aide. Je raccroche et range mon portable dans la gravity pocket à l’intérieur de ma manche.

        Au-dessus le ciel est noir et les étoiles nombreuses. En sentant le battement violent de ma jugulaire, celle-là même que l’ours n'a pas encore réussi à trancher, je me sens vivant. Juste comme ça, je prends conscience du courant électrique qui me traverse le corps et, c’est à ce moment-là, que j’entends un grondement énorme qui ne vient pas de l’ours mais plutôt du ciel et qu’il se met finalement à pleuvoir. Une pluie fine d’abord et puis une grosse pluie ensuite et je me mets à rire comme un fou sur cette falaise de la forêt pluviale Great Bear, en face des Îles de la Reine Charlotte.

        L’ours est au bord de la falaise et il bouge à présent. Je manœuvre habilement pour me retourner et me retrouver face à lui. La sangle cobra de mon bagjack tient bon, ça vaut vraiment le prix astronomique que je l'ai payé. Je vois que l’ours s’approche dangereusement du bord et que sous sa patte gauche la terre s'effrite. Sans réfléchir, je tends violemment le bras droit en direction de la motte de terre fragile sur laquelle est appuyé l’ours et mon portable jaillit comme un javelot de ma manche et vient s’éclater juste sous la patte de l’ours qui est déséquilibré vers l'avant. En tombant dans le vide, il va me percuter alors je saute comme je peux sur le côté gauche mais cela ne suffit pas.

        Les griffes de l’ours se referment sur ma cheville et je suis emporté dans sa chute.

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        Alors comment se fait-il que je sois là pour vous raconter cette histoire ?

        Tandis que je dégringole comme une pierre lourde avec l’ours blanc et or et que la pluie tombe avec nous, ma veste J1AGT se met à vibrer de plus en plus et je sens que dans mon dos quelque chose remue. Et puis tout à coup, une gigantesque toile brillante se déploie dans la nuit en un parachute sur lequel il y a écrit ACRONYM et j'en pleurs de joie. J’atterris à côté de l’ours. Il ne respire plus. Je mets mon GPS en marche et c'est ainsi que j'ai été retrouvé.

        Et pour ceux qui pensent que ce n’est pas possible : demandez simplement à Errolson Hugh ce qu’il en dit !

 

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