Pourquoi le dandysme n’est-il pas mort
« Que vient-on nous parler de dandysme à un âge dévoré par l’utilitarisme égalitaire et qui, du dandysme, ignore jusqu’au nom ? ». C’est par cette phrase que Jehan Durieux Chroniqueur pour Monsieur, l’un des journaux de mode les plus emblématiques de l’entre-deux-guerres. débutait un article intitulé « Le dandysme serait-il mort ? ». Nous sommes alors en septembre 1921.
Un simple clic sur internet offre en deux secondes une réponse contemporaine à cette question : un siècle plus tard, le dandysme n’a pas encore rendu son dernier souffle. Plus de 2,2 millions de posts Instagram sont référencés par le #dandy. Parmi ceux-ci, la photographie d’un homme en slip et en marcel et celle d’une femme assise avec son chien devant un menu de restaurant montrent que le terme, s’il n’a pas disparu de notre vocabulaire, a sans aucun doute été galvaudé…
Toutefois, à côté de ces images, de nombreux hommes en costumes trois-pièces, d’autres arborant des cravates émaillées de couleurs vibrantes autorisent à croire qu’un dandysme plus pur existe encore.

Illustration d’un parfait dandy victorien portant canne, monocle et chapeau haut-de-forme. Gravure colorée, 1902. (Photo GraphicaArtis/Getty Images)
La question qui se pose, cent ans après Jehan Durieux, est donc moins celle de la mort que de la survivance du dandysme, en dépit des abus de langage et d’un manque d’éducation flagrant sur le sujet.
Afin d’y répondre il faut bien comprendre ce qu’est le « vrai » dandysme, que l’on cerne toujours aussi mal qu’à l’époque de Monsieur. On pense souvent qu’un dandy est simplement un homme bien habillé, d’une élégance un peu recherchée. Parfois on l’associe aussi à une certaine préciosité affectée.
Si ces termes, entrés en 1878 seulement dans le dictionnaire de l’Académie française, sont si difficiles à définir, c’est qu’ils renferment en eux des contradictions. Déjà en 1863, Charles Baudelaire, dans Le Peintre de la Vie Moderne, parlait du dandysme comme d’une « institution vague ».
Il constatait que celle-ci était tout à la fois « très ancienne », remontant au moins à l’Antiquité grecque, et « très générale », car existant dans le monde entier. Mais sans doute le dandysme d’Alcibiade, stratège athénien cité par le poète, ne se manifestait-il pas de la même manière que celui des Indiens rencontrés par François-René de Chateaubriand « dans les forêts et au bord des lacs du Nouveau Monde ». Ainsi serait-il plus judicieux, pour commencer, de parler de « dandysmes », au pluriel.

Irena Sedlecka, statue de George Bryan Brummell posant à l’entrée de Piccadilly Arcade, à Londres (Photo Prisma by Dukas/Universal Images Group via Getty Images)
S’il en existe peut-être autant que de dandys, nous pouvons relever deux grandes tendances. L’une tire son origine du premier membre « officiel » de ce mouvement, adoubé – ou dénigré – sous ce nom par ses contemporains : George Bryan Brummell.
Ce jeune homme de bonne mais modeste naissance avançait dans la vie guidé par une maxime de son cru : « Si les gens se retournent pour vous regarder dans la rue, c’est que vous n’êtes pas bien habillé ». Ce dandysme à l’anglaise, qui a influencé la mode masculine de la fin du XVIIIe à nos jours, préconise l’emploi de vêtements d’une coupe et d’une qualité parfaites mais d’une absolue sobriété.
En parallèle a existé un dandysme plus outrancier, résidant au contraire dans une certaine originalité pouvant aller jusqu’à l’excentricité, que ce soit dans la couleur ou la forme des vêtements. Parmi ces adeptes nous pouvons citer Baudelaire lui-même, ou encore Oscar Wilde.

Photographie d’Oscar Wilde vers 1880. (Photo by Napoleon Sarony/Universal History Archive/Getty Images)
Ces deux branches opposées d’une même doctrine gardent au moins une racine commune : une idée de rébellion, la volonté d’aller à contre-courant de ses contemporains, de s’en distinguer à tout prix, d’être autre, singulier. On la retrouve aussi bien dans les habits simples et les cravates savamment nouées de Brummell que dans les cheveux teints en vert de Baudelaire, passés à la postérité sous la plume de Maxime Du Camp.
Quelle que soit son obédience, le dandy se construit toujours en miroir de la civilisation dans laquelle il existe. Il se place généralement en opposition avec celle-ci, prétendant corriger ses pires tares : l’ennui et la trivialité. Elle lui donne aussi les moyens de cette construction, que ce soit par la force du pouvoir d’achat ou bien par l’accès à des sources d’inspiration variées dans lesquelles trouver un idéal.
Cela explique que chaque époque, chaque pays ait engendré son propre dandysme, des « Teddy Boys » anglais des années 1950, aux actuels « Sapeurs » congolais.

Emile Deroy, portrait de Charles Baudelaire 1844. (Photo Fine Art Images/Heritage Images/Getty Images)
Aujourd’hui, le « vrai » dandysme, brummellien ou baudelairien, perdure car les ennemis de la distinction, dans tous les sens du terme, n’ont peut-être jamais été aussi virulents et applaudis. Contre chacun d’entre eux, les dandys de notre temps ont créé ou restauré un bouclier. Par exemple, quoi de plus trivial qu’un jogging informe et des claquettes en plastique, pourtant érigés au statut de vêtement et d’accessoires de luxe par certains des noms les plus prestigieux de la Haute Couture ?
Ils expliquent que la plupart des dandys interviewés par Nathaniel Adams et photographiés par Rose Callahan pour le livre I am Dandy, The Return of the Elegant Gentleman (Gestalten, 2013) aient en commun le costume de ville.
Sombre ou coloré, il est troqué dans l’intimité pour une robe de chambre à brandebourgs Ornements de passementerie. ou caftan Longue tunique portée en Afrique du Nord.. Quant aux chaussures en cuir, elles laissent leur place à des pantoufles brodées. Par ailleurs, quoi de plus uniforme qu’une mode produite en masse et proposée sur tous les continents ?

Photographie de deux “Teddy Boys”, vers 1950. (Photo Juliette Lasserre /Getty Images)
Toujours dans un esprit d’opposition et de distinction, les dandys remplissent leur garde-robe loin des grandes enseignes et des diktats des « influenceurs » qui vendent la même chose à tout le monde. Ils préfèrent les friperies et les boutiques de tailleurs, à la recherche de la pièce rare, d’un sur-mesure impeccable.
De plus, alors que le « cool », voire le « sexy » semblent l’avoir emporté sur l’élégance classique, en marketing comme en séduction, de nombreux dandys font le choix de vêtements couvrants et structurés, ne dévoilant que leur visage et leurs mains.
Remarquons enfin qu’à présent que le nécessaire vestimentaire requis par la bienséance s’est réduit comme peau de chagrin, ces messieurs ont le culte du détail et de l’accessoire jugés par d’autres superflus : gants, chapeau, pochette, boutons de manchette, et souvent moustaches. Comme leur propriétaire, celles-ci fuient souvent le naturel, se faisant simple trait ou souple boucle sur la lèvre, sortant du lot des barbes de trois jours qui ornent peut-être aujourd’hui deux mâchoires sur trois.
Pourquoi le dandysme n’est-il pas mort ? Parce que, comme l’écrivait encore Baudelaire, il est « le dernier éclat d’héroïsme dans les décadences », dont notre époque a maintenant grossi les rangs, précipitée par tous les « vices » que nous venons de citer.
En ces temps où le laisser-aller, lorsqu’il n’est pas érigé en principe de vie, peine à faire se hausser au moins un sourcil, il n’a peut-être jamais été aussi facile d’être dandy. Brummel et Baudelaire l’étaient à l’âge de l’habit et de la redingote, nous vivons à celui où s’attabler, ou plutôt s’affaler, au bar du Grand Hôtel Negresco à Nice en short éponge et « chaussé » de tongs est désormais acceptable – histoire vécue.

Sapeurs à Kinshasa, République démocratique du Congo. Photo Getty Images
Comme le déclarait le jazzman Dandy Wellington à Nathaniel Adams « Beaucoup d’entre nous sommes davantage dandys seulement parce que tous les autres ne le sont pas ». Alors que les codes vestimentaires s'éteignent peu à peu et que l'art de vivre a tendance à s'étioler, quand les circonstances ne distinguent bien souvent plus le t-shirt de la chemise et que l’on tolère du streetwear jusque sur les tapis rouges, le dandysme contemporain est plus que jamais une révolte contre un sentiment de médiocrité.
Le seul remède pour ses adeptes : créer une aristocratie du goût, élitiste et élégante, deux adjectifs qui partagent, non par hasard, la même racine latine. Le dandy sait s’habiller, marcher, parler, penser lorsque tous les autres l’ont oublié, ou s’en moquent. Et par ce savoir, il continue de sortir du lot.
Être dandy c’est être différent et être différent demande du courage. Parmi les hommes interviewés par Nathaniel Adams, certains sous-entendent avoir au mieux été pointés du doigt, au pire insultés. Chez un homme, le soin porté à son image, le goût pour le superflu et l’originalité ont souvent été jugés suspects, trop féminins pour être honnêtes et donc rejetés.
Comme l’écrivait assez justement Jules Barbey d’Aurevilly en 1845, dans un essai sur Brummell et le dandysme, en France l’originalité « soulève les gens médiocres, toujours prêts, contre ceux qui sont autrement qu’eux, à une de ces morsures de gencives qui ne déchirent pas, mais qui salissent ».

Dandy Wellington, à New-York en 2017 (Photo Gonzalo Marroquin/Patrick McMullan via Getty Images)
Aujourd’hui on constate toutefois une plus grande tolérance peut-être pour les styles de chacun, laquelle autorise ironiquement aussi bien la présence du jogging dans la rue que celle d’un complet parme et d’un jabot.
Néanmoins, si elle est actuellement favorable au dandysme, elle pourrait finir par lui être fatale. En effet celui-ci a besoin de règles avec lesquelles jouer, d’un cadre d’où sortir un pied soigneusement chaussé pour être un rien excentrique tout en restant comme-il-faut, ou presque.
Le dandysme, construction individuelle d’un esprit réfléchi et exigeant, ne vit que dans le regard interrogateur de l’autre. Il aime – et doit – surprendre, étonner et accepte pour cela de prendre les risques d’un ridicule dont lui se sait éloigné. Le jour où tout le monde s’habillera exactement comme il le souhaite sans susciter la moindre surprise, la moindre attention admirative ou critique, alors sans doute n’y aura-t-il plus personne pour se poser la question de la mort du dandysme : il ne sera déjà plus.
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