
« Il est impératif pour nous de ne pas suivre les tendances » : l’interview des fondateurs de 1ST PAT-RN – Déclic #4
(Crédit photos & couverture : Cristiano Berto & Silvia Piccin - collection personnelle)
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Résumé de l'épisode précédent : nous vous présentions une nouvelle source d'inspiration et un exemple à suivre, en particulier pour ceux d'entre vous qui s'inquiètent du style passé 40 ans.
Ne perdez jamais de vue qu'il n'y a pas d'âge pour se passionner pour la mode. C'est en substance ce que nous rappelle chaque jour l'influenceur suédois Svante Nybyggars : à 70 ans, il conjugue avec brio style, workwear et cheveux blancs.
Qui allons-nous découvrir dans ce nouvel épisode de Déclic ? Un homme et une femme, tous deux aux commandes d'une belle petite marque italienne mixte que Jordan évoquait l'an dernier dans son Journal d'un confiné.
Ce qu'on aime chez Cristiano Berto et Silvia Piccin, les fondateurs de 1ST PAT-RN ? : leur sens de l'esthétique, leur éthique, leur goût pour le design et les belles matières, et surtout leurs looks particulièrement séduisants pour hommes et femmes qui empruntent autant aux codes de l'art tailleur qu'à ceux du workwear ou du vêtement militaire.
Notez que cette rencontre aurait tout aussi bien pu faire l'objet d'une Pochette. Car figurez-vous que je partage avec le cofondateur Cristiano Berto un amour plus que certain pour la musique et l'esthétique du début des années 80, notamment à travers des groupes comme Echo & The Bunnymen. Étonnant, non ? Quelques explications s'imposent.
POUVEZ-VOUS NOUS EN DIRE UN PEU PLUS SUR VOUS : OÙ AVEZ-VOUS GRANDI ET QUELS SONT VOS PREMIERS SOUVENIRS LIÉS AU VÊTEMENT ?
Cristiano : j'ai grandi dans un petit village à quelques kilomètres de Venise. Mon enfance était tout à fait normale, même si pendant un temps les problèmes économiques m'ont fait traverser des moments difficiles. Tout cela m'a cependant renforcé. Ma mère avait une petite mercerie dans les années 70 puis elle est devenue professeur de modélisme dans les années 80.
Mon premier vrai souvenir concerne les entrepôts de gros où ma mère achetait des tissus, des boutons, des fils. Dans ce contexte, je me suis rendu compte à l'âge de 13 ans que toutes ces choses me fascinaient, même si je n'avais pas prévu de travailler dans ce secteur. En fait, j'ai même fait mes études en tant que concepteur mécanique.
Silvia : je suis née et j'ai grandi près des montagnes, dans une ville de la province de Trévise. Ma famille ne s'intéressait pas à la mode ni aux vêtements, mais ma grand-mère était brodeuse à Florence après la guerre.
Mes premiers souvenirs sont liés à la qualité. Mes parents m'ont en effet appris à acheter peu de choses, en privilégiant la qualité et la durabilité.
Quelques fois par an, ils m'emmenaient dans certaines boutiques de ma ville ou dans des villes voisines où il y avait des produits bien faits, avec de beaux tissus de qualité. Il s'agissait de les toucher, de les étudier et de les faire durer bien plus d'une saison.
J'ai alors commencé à m'intéresser à la confection, à chercher à comprendre comment tout cela était produit. Cela m'a rapidement conduit à une passion pour les tissus et la fabrication, mais surtout pour les couleurs.
D'ailleurs, c'est moi qui peaufine les couleurs de la collection. Quand Cristiano ou moi avons une intuition sur une couleur, on en parle, et en fin de compte, c'est moi qui choisis la bonne teinte et qui suis le processus jusqu'au bout.
ON Y REVIENT TOUJOURS : L'ADOLESCENCE, NOTRE APPRENTISSAGE DU STYLE. QUEL ÉTAIT LE VÔTRE À CETTE PÉRIODE ? AVIEZ-VOUS DES MODÈLES EN PARTICULIER ?
Cristiano : mes influences, ce sont les magazines et la musique. Per Lui a été le premier magazine que j'ai commencé à acheter au début des années 80. Il prônait un style anglo-américain, mais aussi denim et outdoor, revisitant les grands classiques du style « traditionnel » avec une touche italienne ou en les mélangeant avec quelques produits importés plus originaux.
Je possède encore tous les magazines que j'ai achetés à l'époque. Je les trouve toujours aussi inspirants en les lisant aujourd'hui. On peut dire que Per Lui était le pendant italien de magazines japonais comme 2ND ou Popeye.
© 1ST PAT RN
La musique a fait le reste. Dans les années 80, on pouvait suivre des groupes qui réinterprétaient le jazz et la soul comme Swing Out Sister, Matt Bianco, Animal Nightlife ou bien encore la new wave, avec des groupes comme Echo & The Bunnymen, Orange Juice, China Crisis et bien d'autres.
Ils combinaient souvent des styles différents, issus des puces ou des friperies de Kensington Market à Londres. Difficile de ne pas s'en inspirer ou de les copier.
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Dans les années 80, c'était facile pour moi de voir ces groupes… Nous avions un programme télévisé nocturne, qui montrait tous les nouveaux groupes du Royaume-Uni. C’était une niche, pour les initiés, mais heureusement, mes amis et moi le regardions toujours.
Il y avait des clips, des concerts, des interviews et j'en passe. Je me souviens aussi d'autres groupes comme Ultravox, Heaven 17, Thompson Twins, Lloyd Cole & The Commotions… Il y en avait beaucoup.
C'était pour moi le moyen d'apprendre non seulement le son, mais aussi le style. Je pense avoir quelque part une image du début des années 80.
Mark Reilly du groupe Matt Bianco m'a récemment raconté comment ils fabriquaient eux-mêmes leurs vêtements en s'inspirant toujours des costumes originaux des années 40.
En parlant de mode avec lui, j'ai réalisé à quel point il était important pour les groupes de l'époque de faire attention à l'image. Mark Reilly a toujours été une grande source d'inspiration pour moi.
Silvia : la plus grande influence pour moi, c’est le milieu des années 90. Je collectionnais les magazines de mode qui cataloguaient les défilés chaque saison. Je les achetais et les organisais selon mon propre système de classement, avec des images et des notes sur chaque petit détail.
Je construisais aussi des bases de données avec des icônes, chaque élément me servait d'inspiration pour de nouveaux styles. Souvent je coupais des mini-robes avec lesquelles j'habillais mes poupées et je dessinais les motifs des tissus au feutre de couleurs sur des morceaux de toile blanche.
La musique m'a aussi influencé, j'étais plus passionné par la soul, le rock, et la new wave "plus américaine" : Madonna par exemple me fascinait beaucoup.
QUEL A ÉTÉ POUR VOUS LE DÉCLIC VERS LES MÉTIERS DE LA MODE ? COMMENT EST NÉE LA MARQUE 1ST PAT-RN ?
Cristiano : le tournant se situe vers 1982/83. Je me suis inscrit à un cours, dans une petite école de mode, parce que mon attention était pratiquement entièrement consacrée à consulter des magazines de mode et à esquisser des tenues hypothétiques que je ne pouvais pas me permettre d’acheter car elles étaient trop chères. J’avais décidé d'en savoir plus sur la mode.
Dans cette école, très dédiée à la connaissance des matières plutôt qu'au dessin, et dirigée par un tailleur « old school », j'ai compris que ce monde était pour moi.
Lors de mon service militaire, en 1984, j'appris qu'un créateur de Venise cherchait des idées de chemises. Je l'ai contacté et lui ai proposé de lui envoyer (sans grand espoir) quelques dessins, dont j'ai encore les originaux dans mes archives.
Après mon service militaire, en 1985, je suis allé dans son atelier où j'ai vu toutes les chemises que je dessinais et on m'a dit qu'elles avaient un grand succès : j'ai commencé mon premier travail comme assistant et c'était le début d'un parcours de formation qui m'a amené à devenir d'abord consultant puis entrepreneur pour ma propre marque.
Concernant 1ST PAT-RN, c’est difficile de dire en quelques mots tout ce que ça représente pour nous.
En gros, Silvia et moi étions fatigués de travailler comme consultants, même si nous avons eu la chance d’être toujours très sollicités par les entreprises. En général, ils voulaient nous engager pour apporter de nouvelles idées, mais souvent ils n'avaient pas le courage de suivre nos concepts créatifs et stratégiques.
On s'est rendu compte que de nombreuses entreprises ont délégué les décisions finales des collections à des commerciaux, des influenceurs ou pire encore à des modélistes devenus « designers ».
C’est une idée qui est vraiment loin de la façon dont nous avons toujours pensé une collection. Aujourd'hui, nous ne coopérons qu'avec des entreprises qui nous laissent libres de créer.
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Ainsi, 1st Pat-RN est né d’un défi : nous voulions nous remettre en question et investir dans notre idée de la mode. Si tu n'investis pas dans ce en quoi tu crois, tu n’es ni crédible ni cohérent.
En combinant toutes les idées et thèmes qui nous appartiennent, nous avons repensé certains canons, certains ajustements, en remettant en place une méthode « à l'ancienne » que nous avons apprise de nos maîtres : concevoir à partir de zéro, éviter les « répliques » ou les « remakes de vintage », éviter d’offrir aux clients ce qu'ils trouvent déjà aujourd'hui partout ailleurs, à toutes les sauces et à tous les prix.
Au fond, nous faisons juste notre travail. Nous ne concevons pas d'autre façon de le faire : nous ne sommes pas spéciaux, nous sommes simplement cohérents avec nos valeurs.
Bien sûr, tu peux aussi copier, faire des répliques et ou des remakes, mais c'est un travail différent, c'est un travail commercial, industriel. De notre côté, nous ne pensons pas que cela ait grand-chose à voir avec la créativité.
Silvia : Cristiano a déjà exprimé notre idée à propos de notre marque. De mon côté, le déclic s’est fait en 1999.
Je venais d'obtenir mon diplôme de designer et modéliste dans l'école que Cristiano avait fréquentée. Entre-temps, cette école avait évolué et offrait d'énormes connaissances sur les tissus et le concept de la constitution d'une collection.
J'ai gagné un concours et un stage dans une grande entreprise en proposant une capsule femme composée de tissus techniques aux lignes masculines mais toujours féminines : c'est depuis toujours ce que j'ai essayé de transférer dans mes créations.
À ce moment-là, j'ai rencontré Cristiano qui était venu voir la cérémonie de remise des prix et nous avons commencé à travailler ensemble sur un projet féminin pour lequel Cristiano était consultant.
Dans cette première collection pour femme que j’ai conçue, il y avait certainement une grande partie de la vision que j'ai ensuite apportée à 1ST PAT-RN presque dix ans plus tard.
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EN TANT QUE DESIGNERS, QUEL EST L'ÉLÉMENT LE PLUS IMPORTANT POUR VOUS : LE STYLE, LA COUPE, LA MATIÈRE ?
Cristiano & Silvia : pour nous, le point focal c'est le tissu. Sans nécessairement parler de tissus exclusifs mais c'est tout de même mieux s'il est fabriqué selon nos spécifications.
Tout le reste de notre travail ne peut exister sans le tissu. Pour le style, l'art sartorial et la mode militaire sont des éléments fondamentaux, qui doivent selon nous être soigneusement étudiés. Nous le faisons pratiquement tous les jours au travail.
SUR UN PLAN PLUS PERSONNEL, COMMENT COMPOSEZ-VOUS VOS PROPRES TENUES AU QUOTIDIEN ? DES CONSEILS POUR NOS LECTEURS, PEUT-ÊTRE ?
Cristiano : je porte des vêtements 1ST PAT-RN parce qu’ils sont faits pour être portés avec une grande liberté, sans « caprices » de coupe, de couleur, de mesures ou de styles dictés par la mode. Ce concept me permet de m'habiller d'une manière cohérente avec mes passions : les vêtements militaires et de travail, les classiques italiens des années 80 et j'en passe.
Je suis convaincu qu'aujourd'hui les lecteurs de blogs, et aussi ceux qui suivent les réseaux sociaux, ont atteint une énorme culture critique. Je pense qu'ils sont meilleurs que nous pour construire leur look.
Je pense que beaucoup d'entre eux sont vraiment attentifs à reconnaître la qualité, le service, l'éthique de travail et la durabilité des marques en construisant des styles qui sont personnels et uniques.
Donc je pense qu'il n'y a pas de bons conseils que nous puissions donner autre que d'étudier beaucoup et ensuite de suivre ce que l’on a appris.
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QUELLES MARQUES OU PIÈCES PEUT-ON TROUVER DANS VOTRE VESTIAIRE PERSONNEL ? AVEZ-VOUS DES PIÈCES FÉTICHES ?
Cristiano & Silvia : Nous croyons en ce que nous faisons, donc nous portons généralement des vêtements 1ST PAT-RN en les mélangeant parfois avec des pièces vintage.
Nous avons beaucoup d'amis dans l'industrie et nous aimons porter des choses que nous ne produisons pas : nous aimons les chaussures de Yuketen, les imperméables de Nanamica par exemple, mais généralement si nous ne produisons pas quelque chose nous-mêmes, nous le prenons chez des marques emblématiques. Par exemple les vestes Barbour ou les modèles 996 et 1400 de New Balance (made in USA) et ainsi de suite.
QUELS SONT VOS CENTRES D'INTÉRÊT HORMIS LA MODE ?
Cristiano : j'aime tout ce qui a trait au temps et aux montres. Je collectionne et étudie tous types de montres, peu m'importe qu'elles soient de marques prestigieuses : j'ai toutes sortes de pièces dans ma collection, ce qui est important c'est qu'elles aient une histoire à raconter.
Une autre passion, ce sont les figurines militaires Airfix et les kits de construction, très précisément ceux des années 60/70, avec lesquels je jouais étant enfant : j'ai une très grande collection avec des pièces très rares.
Puis la musique, les randonnées dans les bois qui entourent notre maison, les livres d'histoire et d'aventures.
Silvia : comme Cristiano avec ses kits Airfix, j'ai aussi une passion pour la collection Barbie avec laquelle je jouais quand j'étais enfant et qui est aujourd'hui très vaste, surtout des éditions limitées, des livres etc.
Puis la musique, la lecture, et surtout, l'entretien de notre jardin. J’ai aussi une passion pour la décoration d'intérieur et pour nos animaux de compagnie, un chat Sphynx, un lévrier espagnol et un chat Tabby : tous adoptés et recueillis chez nous.
QUEL PERSONNAGE HISTORIQUE AURIEZ-VOUS ADORÉ HABILLER ?
Cristiano & Silvia : difficile d’imaginer des personnages historiques que nous aurions aimé habiller. Ceux que nous avons toujours appréciés et aimés étaient parfaits en tout : prenons Bill Evans, un de nos mythes, lorsqu'il s'asseyait au piano avec ses vestes en tweed et ses chemises à col button-down. Ou bien encore Woody Allen, JF Kennedy, Coco Chanel… Ce sont eux qui nous inspirent !
SUIVEZ-VOUS LA MODE ET LES TENDANCES ? QUE PENSEZ-VOUS DU STYLE D'AUJOURD'HUI ?
Cristiano & Silvia : nous ne savons pas grand-chose des tendances ou de l'actualité de la mode. Nous vivons heureux dans notre cocon sur les collines de Trévise et nous nous concentrons uniquement sur ce que nous pensons que nos clients peuvent apprécier : par définition, ne pas suivre les tendances est impératif pour nous.
QUE PENSEZ-VOUS DU CONCEPT DE GARDE-ROBE IDÉAL ? ÊTES-VOUS TOUJOURS EN QUÊTE DE NOUVEAUX VÊTEMENTS, DE NOUVEAUX STYLES ?
Cristiano & Silvia : nous sommes convaincus que la garde-robe idéale est celle dans laquelle se trouvent quelques pièces basiques comme un blazer bleu à boutons en laiton, un chino, un fatigue pant militaire, une chemise oxford blanche, bleue ou rayée, une cravate régimentaire ou tartan, une veste de travail, un denim cinq poches ou une pièce « technique » : ce sont des pièces « intemporelles » et « sans genre ».
Tout le reste peut tourner autour de ces pièces, et chacun peut ajouter selon ses goûts.
Nous ne cherchons pas de nouveaux styles ni de nouveaux vêtements, nous avons juste besoin de ce que nous avons déjà. Ce sont généralement les prototypes 1ST PAT-RN, des échantillons, des tests de produits, afin de ne jamais produire plus que ce dont nous avons besoin ou devons produire, aussi pour ne pas contribuer à la surproduction de vêtements qui sévit dans notre secteur depuis des années.
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