Histoires extraordinaires et hommes de style : le preppy (EPISODE 3)

12 min

Histoires extraordinaires et hommes de style : le preppy (EPISODE 3)

12 min
Publié le : 1 août 2018Mis à jour le : 29 novembre 2018
Rien ne va plus sur BonneGueule.

Christophe, le rédacteur en chef, m'a laissé carte blanche pour l'été. Et ça va faire mal.

Très mal.

À cette occasion, je vous ai préparé une série de portraits pas comme les autres : ce sont les histoires extraordinaires (et intimes !) d'hommes de style dont les lubies sartoriales frisent parfois avec la folie la plus pure. Vous avez pu lire le premier épisode consacré au denimhead et le second sur un hypebeaster sans scrupule, eh bien voici le troisième sur un preppy en vacances. Les illustrations exquises nous sont réalisées par l'excellent Alexis Bruchon.

Bonne lecture.

PS : Ceci n'est pas une satire sociale.

        Mon père m’a dit qu’il allait me déshériter.

        Il a soigneusement plié le New York Times qu’il lisait, avant de mettre au-dessus ses mains jointes autoritaires et de dire : “si tu n'as pas l'une des huit universités, je vais te déshériter”. Il n’a pas souri ensuite. Je crois bien qu’il en est capable.

        J’ai demandé à Gloria les clés de la Jeep. J’ai pris Elvis, mon bulldog, avec moi et je suis parti passer l’été dans les Hamptons. À Southampton pour être exact. Sur Gin Lane, pas loin du manoir de Wooldon.

        Southampton est une langue de terre battue par un vent fou, qui fait pencher les arbres et les maisons dont les cimes et les toits paraissent en feu quand le soleil décline ; long radeau à la dérive sur lequel la lumière ricoche et explose partout en rayons multicolores et, chaque fois que j’y arrive, j’ai l’impression que Southampton est la dernière terre émergée d'un monde englouti par les flots.

        Dès que j’ai mis un pied dans les Hamptons, mes amis rappliquent. C’est le premier jour de l’été. Il n’y a rien à faire ici qu’à discuter, boire trop, fumer et se faire assommer par le soleil, juste ce qu’il faut pour s’endormir le soir et dormir sans rêver.

Alexis Bruchon Preppy

        Je discute avec Richard Digby debout près de la cheminée monumentale éteinte. Pierce à la renverse sur le canapé fait des ronds de fumée. Joan l’observe. Jean, elle, est en haut. Elvis soupire. Audrey joue sur son portable.

        - Je ne sais pas si j’aurai Yale ou si j’aurai Harvard, me fait Digby, qui se pose honnêtement la question.

        Digby a gardé ses vêtements de ville. Il porte encore son nœud papillon bordeaux, rayé d’or et de vert de chez Brooks, exactement aussi large que la distance séparant les pointes en amande de ses yeux. C’était comme s'il posait sur vous son regard deux fois. Ses lunettes Moscot à monture en écaille de tortue sont rangées dans la poche poitrine de son blazer à boutons dorés, qu’il garde fermé, comme d’habitude, sur sa chemise oxford rose à col boutonné Gant. Cependant, il a troqué son pantalon de ville contre un bermuda bleu marine à revers dont on pourrait croire qu’il a été taillé dans le même tissu que le blazer. Et, pour finir, il porte des bucks blanches de chez Alden.

        J’adore comme Digby est l’incarnation même du terme “preppy”. Je veux dire, on sent parfaitement que c’est un type qui est né comme ça. Il est né preppy. De toute façon, personne ne le devient jamais.

        Digby ne porte jamais de jean. Il a des costumes en seersucker. Il vit avec ses parents dans l’Upper East Side. Il aime Barbour, Vineyard Vines, L.L. Bean, J.Press, Brooks Brothers et bien sûr Ralph Lauren. L’hiver, il porte le vieux manteau en raton laveur de son grand-père. Ses faiblesses : les universités prestigieuses ; les couleurs criardes ; les pantalons en velours côtelé brodé d’une multitude de têtes de mort ; l’alcoolisme mondain ; satisfaire la volonté de ses parents.

Alexis Bruchon Preppy

        À côté de lui, Pierce porte une veste en tweed rapiécée aux coudes et une chemise blanchâtre en oxford sur un chino beige élimé et mocassins moribonds.

        - Hey Pierce !, je dis pour le provoquer, c’était quand la dernière fois que tu as porté une veste décente ?

        - Mon très cher Oliver, commence-t-il à me dire alors qu’il ajoute les trois gouttes de tabasco ultimes à son bloody mary, on reconnaît un vrai preppy à son incapacité à dire si les vêtements qu’il porte sont les siens, ceux de son père ou de son grand-père.

        Il s’incline comme si on allait l’applaudir et, se redressant tout à fait, ajoute :

        - Et puis sinon, va te faire foutre, Oliver !

        Je lève mon verre à sa plaidoirie. Joan, morte d’ennui, à moitié couchée sur la méridienne et déjà bien sonnée par quelques verres de trop, est exaspérée :

        - Pierce… pour l’amour du ciel cesse de parler comme ça, c’est exaspérant ! Et c’est tellement... dégradant !

        Elle tire sur sa cigarette et se relève un peu pour apprécier l’effet de ce qu’elle vient de dire.

        - Je m’interroge, dit-il se passant la main dans ses cheveux blonds et bouclés, tu veux dire aussi dégradant que la fois où tu t’es tapée la moitié de l’équipe de football au lycée ?” dit Pierce.

        Plus rien dans la maison ne bouge. Le monde en arrêt sur images. Les vagues au loin font silence. Joan, d’abord, écarquille les yeux et ses cils battent prodigieusement, comme un papillon de nuit. Cependant très vite, elle reprend son attitude habituelle qui consiste à traiter tout ce qui lui arrive de manière égale. Les paupières mi-closes, elle fait la moue puis siffle son bloody mary avant de dire :

        - Ça fait prolétaire.

        - On n’a plus d’alcool ni de cigarette, dit Pierce. Je vais en chercher. Donne-moi les clés de la Jeep Oliver, que j’y passe pas des siècles.

        Joan, un peu vaincue tout de même, joue avec Elvis qui, reconnaissant d’avoir un peu d’attention, ronfle gaiement dans sa direction.

        - Tu sais, à notre âge, les femmes preppy sont assez vulnérables, me dit Digby. Je veux dire, c’est fou à notre époque, mais peu d’entre elles entament de carrière professionnelle vraiment épanouissante. En fait, et ça me fait mal de le dire, mais l’issue la plus favorable pour elles est encore et toujours de s’enticher d’un beau parti.

Alexis Bruchon Illustration Preppy

        C’est à ce moment-là que Jean Rockefeller redescend. Elle s’est habillée en bobby-soxer et je trouve ça fantastique. De longues anglaises blondes encadrent son visage, dont le nez et les joues sont constellés de petites taches brunes émouvantes. À chaque pas qu’elle fait vers le sol, j’ai comme une tension qui grandit dans le ventre. Et son foulard de soie noué tendrement autour du cou... Bientôt je pourrai sentir son parfum, si seulement elle venait vers moi.

        Personne ne la voit, il n’y a que moi, pauvre futur déshérité de mon père, maintenant à genoux devant elle, de l’illustre famille Rockefeller, l’Establishment à elle seule, moi comme un chevalier à adouber.

Alexis Bruchon Preppy

        La voix de Jean me sort de ma rêverie :

        - Digby, joue-nous quelque chose, tu veux ? C’était tellement délicieux ce que tu nous as joué l’autre fois.

        - Pitié non !, dit Joan. On écoutera Mozart quand on sera mort ! Si on allait plutôt au gala de Watermill Center ?

        - Pourquoi s’embêter, on a tout ici, dit Digby.

        - Sauf erreur de ma part, je ne vois ni Bill Murray, Alec Baldwin ou Lady Gaga ici. À moins qu’ils soient dans les toilettes à se refaire une beauté.

        - Il paraît que le baron de Vonderbilt y sera, dit Audrey tremblante.

        Et Joan qui soupire :

        - Est-ce qu’on est rien qu’une bande de snobs et que tout le monde nous déteste ?

        Audrey roule les yeux avant de lever le nez de son portable :

        - Chérie, bien sûr qu’on est des snobs. Justement ! Tout le monde nous déteste mais tout le monde veut être nous.

        Jean, déjà épuisée par cette conversation, se jette sur le canapé mou et n’en bouge plus. Elle baille avec une main délicate devant la bouche. J’ai envie de l’embrasser.

        Soudain, Pierce défonce la porte à coup d’épaule car il a les bras lourds de bouteilles de gin, de vodka, de champagne, de paquets de cigarettes et dépose le butin sur la table en verre dont les pieds grandioses en cuivre étincellent dans la lumière rasante du jour mourant.

        Et Pierce, théâtral et galvanisé par l’effet de sa propre apparition, allume une cigarette avec de grands gestes d’excitation et dit en se retournant :

        - Mes très chers amis, veuillez accueillir comme il se doit le très formidable Randy King Jr et deux de ses amis !

        Dans le clair-obscur de l’instant, Pierce applaudit comme un fou, tandis que trois silhouettes s’avancent. On voit d’abord le plus grand, qui doit être Randy King Jr. Le regard noir et les cheveux longs aussi. Randy ressemble à Tony Caramanico jeune mais avec quelque chose de plus exotique dans son visage.

        Il porte la chemise oxford les manches retroussées, avec une élégance toute populaire, comme quand on pose un tableau de maître sur un mur défraîchi. Tout n’en est qu’embelli. C’est le charme de la dissonance. Mince, il la porte presque mieux que nous qui sommes pourtant nés avec. Je baisse les yeux vers mes slippers brodés qui me paraissent alors, un peu ridicules.

Alexis Bruchon Preppy

        Je vois déjà les regards de Joan et d’Audrey. Encore un verre ou deux et elles vont vouloir le sauver de son déterminisme social. Ces mecs-là savent pertinemment que les filles preppy ont un faible pour eux. Elles croient voir dans leurs yeux le saignement de leurs cœurs. Elles croient pouvoir adoucir leurs mains calleuses de travailleur.

        Derrière Randy, ses deux amis sont un adolescent frêle et une jeune femme insignifiante.

        Randy King Jr balaye la salle de ses grands yeux tristes et les pose sur Jean Rockefeller. Je sens comme une vibration cosmique lui saisir l’âme. Alors, il étire sa bouche en un large sourire de chamane qu’il adresse à tout le monde. Et, ce sourire, c’est comme une incantation secrète qui nous bouleverse tous. Alors Pierce dit “Musique !”, et le rock’n roll s’étire en longues nuées de notes onctueuses et âpres des mille baffles de mon salon. Et tout le monde se lève d’un seul coup et on danse et on rit et Randy se rapproche de Jean. Et je bois et je pense à toutes les choses que je n’ai pas dites à Jean. Et que je ne suis pas une espèce de grand sioux comme Randy King. Que je n’ai pas les yeux noirs pour dire des mystères et que mes épaules n’ont pas l’air de porter le monde et que mes pieds n’ont pas foulé des montagnes entières et que mes mains n’ont jamais rien écrit de passionné.

        À minuit, Audrey a proposé d’aller se baigner. Dans le sable qui nous mène à la plage, Digby me révèle qu’il a entendu Audrey, Joan et Jean vanter la plastique impeccable de Randy mais surtout son éternel bonté d’homme simple et violent de vie. Et comme c’est l’été, le temps des amours de vacances, je me dis que je suis battu.

        Elvis regarde la mer, le derrière bien vissé dans le sable. Il soupire encore.

        Le rond blanc de la lune est comme un trou de lumière dans la toile robuste de la nuit. Je suis pris en piège au fond d’un sac. Prison de sel, de sable et d’écume.

        Dans l’eau calme, Audrey et Joan sont toutes nues. Leurs cris de joie sont perçants, les cordes vocales tendues par l’excitation. Pierce hurle comme un loup à la lune et se saisit d’Audrey puis projette son corps menu deux mètres plus loin. Comme une bête furieuse. Il tape l’eau noire de ses paumes et sa cage thoracique de ses poings de gorille.

        Je reste debout à côté des vêtements jetés sur le sable. Puis, comme j’ai le cafard à cause de mon père, de Jean, de Randy et de moi-même, je siffle Elvis qui ne bouge pas, seul à scruter l’horizon, puis m’en vais seul me trouver un Valium.

Alexis Bruchon Preppy

        Je titube dans l’allée sablonneuse comme si j’étais ivre. Immensité des cieux au-dessus de moi. Mes pas sur un sol qui se dérobe. Dans mon ivresse, je marmonne “Randy… Randy… Randy...”. Que j’ai rencontré il y a quelques heures à peine mais qui déjà saccage mon monde. Le sable dur craque sous mes Weejuns. Mais quand j’arrive à dix mètres de ma terrasse et que mon corps n’a pas encore été pris dans les projecteurs extérieurs de la maison, j’entends des voix étrangères. Je m'immobilise immédiatement comme un chien d'arrêt.

        C’est ceux qui accompagnaient Randy. Ils sont comme deux spectres qui flottent dans un nuage de fumée. Elle dit à lui :

        - Bon, ça s’est bien passé… La môme Rockefeller a l’air sous le charme.

        - Le grand chef Randy peut toutes les avoir !, déclare l'autre.

        - Tu crois qu’elle se doute de quelque chose ?

        - Quoi ? Tu crois vraiment qu’elle pourrait se douter que la tribu Shinnecock a élaboré un plan pour reconquérir ses terres volées d'autrefois et que ça consiste en ce que Jean Rockefeller épouse Randy King Jr ? Il rit fort. Comment veux-tu qu’elle s’en doute ? Je crois même qu’ils ignorent qu’on existe. Alors qu’on était là bien avant eux.

        Il crache par terre.

        - Ouais, c’est vrai. Sa famille est tellement riche que Randy voudra peut-être changer son propre nom en “Rockefeller” !

        Ils rient. Moi, pas du tout. À ce moment-là, je me mets à courir vers la plage et jusqu’à Digby. Digby qui fume sur le dos, bercé par le son des poissons preppy qui jouent toujours dans l’eau.

        - Digby, où est Jean ?

        - Je sais pas, il me dit. Je crois bien qu’ils sont allés marcher au bord de l’eau.

        J'ai détalé. Et derrière moi, j’entends le pas vif de Digby qui me suit de près parce qu’il a vu dans mes yeux mes angoisses intimes. Et j’ai peur pour Jean et puis pour moi aussi. Je me fais manger par des songes enragés. Est-ce qu’on est condamné à échouer dans la vie quand son père a tout réussi avant nous ? Et il y avait aussi cette autre question qui ne voulait plus me quitter : qu’est-ce que j’allais faire quand j’allais les retrouver elle et Randy ?

       Soudain, je vois une forme à gauche qui a l'air d'un bateau échoué sur le sable, et dessus deux marins qui ne veulent pas descendre. Ils sont là sous mes yeux, dans cette barque échouée et les yeux vers nous sont des billes qui brillent dans l'obscurité.

        Quand je la vois comme ça, avec ce type Randy, je sais alors que ce n'est pas la menace du déshéritement de mon père qui m'inquiète. Je me fous pas mal du nom qu'elle porte, pourvu que ce soit le mien. Au fond, ça a toujours été elle. Rien qu'elle. C'est Jean et ses anglaises que je veux.

        Je m'avance tout droit et Randy se lève pour me faire face. Sans même y réfléchir, je le cogne du plus fort que je peux, avec mon poing droit supposément le plus destructeur. Le grand sioux ne bouge pas. Et j’entends alors la voix de Jean déchirer le silence :

        - Mais Oliver ma parole t’es devenu dingue !

        Randy aurait pu me démolir juste avec un bras mais il ne le fait pas. Au lieu de ça, il retourne s'asseoir auprès de Jean qui s'agite et j'entends la coque gémir. C’est là que je dis :

        - Je t’aime Jean !

        - Ouais non mais c’est pas une raison pour frapper Randy.

       Ma bouche dit quelque chose de grotesque :

        - Randy est un indien et il est venu pour te kidnapper Jean !

C'est marrant comme, à mesure que je vois ces paroles s'évaporer dans l'air, je trouve que tout cela sonne bien mal. Elle répond quand même :

        - Oui, il m’a dit.

        Là, je crois que ma mâchoire a dégringolé jusque dans le sable. Elle continue :

        - Mais pas pour me kidnapper… t’es bête Oliver. Tu savais toi que la tribu Shinnecock vivait là, à Long Island, bien avant que les colons anglais ne débarquent ? Et qu’ensuite, on les avait privés de leurs terres pendant cent cinquante ans ? C’est complètement ahurissant tu trouves pas ? Et que comme les Shinnecock sont un peuple pacifique et qu'on a censuré leur parole, aucune justice n'a jamais été rendue ?

        - Si, si, je dis.

        J'ai la tête qui tourne à force de ce vent cinglant qui m’enserre les tempes. Et l’estomac qui, presque au bord des lèvres, veut vomir de honte. Je n'insiste pas et pars me coucher. C'est assez pour ce soir. Le grand chef sioux me regarde partir, avec son air triste et sa confiance inébranlable en l'avenir.

Je crois que c'est ce soir-là que j'ai décidé d'arrêter de porter des cravates club, que je préfère désormais les cols italiens et que j'ai troqué mes Weejuns contre des sneakers blanches. Je devais alors vivre avec un sentiment de culpabilité, gênant, logé dans le ventre et pour longtemps. Et la honte surtout, la honte d'être né comme j'étais né et de n'avoir rien fait que jouir de ce qui m'avait injustement été donné.

        Je me suis retourné et j'ai adressé un sourire au grand chef sioux, qui voulait dire que je l'avais compris.

Alexis Bruchon Preppy Hamptons soleil couchant

 

        Le lendemain, Digby, Jean et moi avons juré de venir en aide à la tribu Shinnecock du mieux que l'on put. J'avais à présent une sorte de mission dans la vie, plus grande que moi, plus grande que d'attendre la lettre qui me dirait dans laquelle des huit universités j'allais étudier.

        Quand je suis rentré à Manhattan, j’ai raconté à mon père l’histoire de cette tribu. À ma grande surprise, il la connaissait déjà mais a balayé le sujet d'un haussement d'épaules. Comme si ces gens qui nous avaient précédés ne nous valaient pas ou ne valaient même pas son temps.

        Et c'est la première fois de ma vie, alors, que j'ai su que j'allais faire mieux que mon père.

 

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