Chandam : le début de l'aventure (épisode 1)

Découvrez le premier épisode d'une longue série. Éléonore, fondatrice de la marque Chandam, se livre à cœur ouvert sur son aventure.
Si vous avez besoin d'un récapitulatif, vous retrouverez ici l'introduction du sujet.
Mercredi 16 février
Réveil à l’aube aujourd’hui. Je traverse Paris pour prendre mon train direction Tourcoing, le monde de la laine.
Je trouve Tourcoing plein de charme. Vous connaissez ? De jolies briques, une cohérence architecturale et un vrai dépaysement. Ici ni palmier, ni pin parasol.
La journée va être chargée. Je rencontre d’abord la société Peignage Dumortier, puis le négociant de laine Ségard Masurel, et enfin la filature UTT (Union Textile de Tourcoing).
Le peignage Dumortier est une société spécialisée dans cette étape du traitement des fibres juste avant la filature : le peignage.
Cette étape consiste à passer d’un format de fibres présentées en bourre à un format de fibres, où toutes sont parallèles les unes avec les autres. Dans ce cas, les fibres sont présentées sous forme de ruban peigné ou de ruban peigné déchiré dit alors « open top ».
Dans la salle de réunion de Peignage Dumortier, on retrouve de nombreuses fibres sous différentes formes : de la laine, du lin, des synthétiques.
J’ai envoyé au Peignage Dumortier un peu moins d’une tonne de laine mérinos d’Arles lavée par le lavage de Laine du Gévaudan. Ils l’ont transformée en ruban peigné. Ce ruban, est destiné à être filé. J’étais en discussion avec UTT depuis plusieurs mois mais leurs machines ne leur permettront pas de filer notre laine cette année. Sur les conseils avisés de GeorgesGeorges est mon contact au peignage Dumortier, c'est lui qui organise en interne le peignage de notre laine Chandam, j’ai envoyé la laine en Suisse, à la filature d’Ajoie Flasa pour produire notre fil.
J’arrive au peignage Dumortier, caché derrière un grand mur de brique, nous discutons dans un joli bureau rempli d’échantillons de fibres, de rubans peignés et de fils avec Georges, Michel et Thomas. Cédric le grand boss vient nous saluer.
Puis, ils m’emmènent à la découverte de leur outil de travail. Comme toujours je pose beaucoup de questions. Je ne suis pas sûre d’avoir tout retenu. Pas vraiment le temps de prendre des notes, pas vraiment le temps de prendre de jolies photos ni de vidéos non plus. Difficile de tout faire en même temps. Nous parcourons les espaces dédiés à la laine, au synthétique, au lin.
Je découvre ici le métier de peigneur. Je suis toujours aussi surprise de ces artistes des matières. Ils maîtrisent des qualités, des propriétés mécaniques, ils transforment, s’adaptent en permanence à des matières dont les caractéristiques changent d’année en année, de lot en lot et de jour en jour.
Les peigneurs sont aux fibres textiles ce que les maîtres de chai sont au vin. Ils assemblent, ajustent température et humidité, transforment pour sublimer toutes les propriétés des fibres et s’adapter à leurs caractéristiques, tirer le meilleur de leur différence.
Il est déjà l’heure de partir pour aller déjeuner avec Ugo et Justine de Ségard Masurel.
Ségard Masurel est une société de négoce de laine dont le siège est à Tourcoing mais qui achète et à des bureaux dans plusieurs pays lainiers du monde.
Olivier, le directeur et Vincent sont en voyage à l’étranger. Nous discuterons une autre fois plus en détail de nos approches respectives sur la laine française. Cette rencontre me permet de comprendre encore un peu plus le fonctionnement et les activités d’un négociant de laine. Ségard Masurel achète et vend de la laine sous différentes formes depuis près de deux siècles dans le monde entier : de la laine en suint, du ruban peigné, de la laine lavée, de la laine carbonisée, des blousses carbonisées, de telle ou telle finesse, de telle ou telle longueur, etc etc.
Il va sans dire que leur expérience est hors du commun et que j’ai beaucoup à apprendre. La force d’un négociant c’est de réussir à valoriser toutes les qualités produites. Je découvre ainsi un magnifique tissu réalisé avec des blousses, un co-produit laineux issu de l’étape du peignage. Dans la laine, rien ne se perd, rien ne se jette, tout se valorise. Encore faut-il disposer des outils pour le faire et de quantités minimales…
J’arrive chez UTT, les bureaux sont magnifiques, briques anciennes, style industriel, lumineux, aérien, toujours des briques et des couleurs et des bouts de fils, des tricots de partout. Alors que chez Peignage Dumortier nous étions principalement sur des tons naturels, écru, blanc, gris… ici c’est l’explosion de couleurs. De quoi raviver mes pupilles !
UTT est une filature de fils peignés. Ils achètent ou reçoivent des rubans peignés de différentes matières naturelles, synthétiques, artificielles et la transforment en fil. Ils gèrent aussi la teinture.
Denis et Grégory, respectivement commercial et CEO chez UTT, m’accueillent et me racontent leur histoire de la laine. Tourcoing a beaucoup perdu de ses industries qui transformaient cette belle matière, aujourd’hui ne subsistent que quelques entreprises. Ici, beaucoup d’étapes sont automatisées et réalisées avec l’aide de robot. Les bobines de fils colorés se baladent dans l’usine sur des genres de petits chariots au-dessus de nos têtes. Ça bourdonne. L’automatisation a permis à UTT de rester compétitif dans leur activité.
Dans le train retour, quelques mails et je m’endors aussitôt dans un profond sommeil jusqu’à Paris.
Vendredi 18 février
Rentrée hier soir de Paris, aujourd’hui je me mets au vert ! Petit point de bonne heure avec AllisonAllison est notre styliste en charge du design de nos pièces sur les croquis de la prochaine collection puis direction les Hautes Alpes, plus exactement le Champsaur pour aller rencontrer un éleveur. La route est longue. Je n’aime pas bien conduire, et souvent je me sens coupable de consommer de l’essence.
Mais ces trajets me font avancer, mes idées sont souvent plus libres, je laisse aller mes pensées, et hop parfois je trouve des solutions ou je décèle quelque chose que j’aurais laissé passer. Je n’ai pas de quoi les noter, j’essaye de les garder en tête, et je me dis que ma mémoire (ma meilleure amie) va me permettre de retrouver les meilleures et de laisser passer les moins bonnes.
Je trouve la bergerie presque du premier coup! la vue est magnifique, l’air est frais. J’ai traversé une station de sport d’hiver juste avant. Je rencontre Pascal. Je ne sais pas pourquoi mais j’ai l’impression que tous les hommes de la laine s’appellent Pascal… Pascal le tondeur, Pascal l’éleveur, Pascal du collectif Tricolor, Pascal du lavage de laine, Pascal encore l’éleveur, Pascal le négociant… Si vous vous appelez Pascal et que vous remettez en doutes votre orientation professionnelle, peut-être serait-il pertinent de se pencher sur le milieu de la laine.
Il m’accueille avec le sourire. Je le lui rends. Je lui raconte mon projet, où j’en suis, ce que je fais, ce que j’essaye de faire, je lui montre des échantillons de laine correspondant aux différentes étapes de la transformation et le fil qu’on a obtenu avec la laine récoltée l’année passée.
Pascal a pris la suite de son père et de son grand-père. Avant, il avait vaches et moutons et petit à petit il s’est concentré sur les ovins. Nous allons voir ses bêtes. Une partie du troupeau a déjà été tondue mais la deuxième partie sera tondue d’ici quelques jours. La laine est plutôt propre.
Les bêtes sont incroyablement calmes, elles viennent poser leur museau contre nos jambes. Un bélier apprivoisé vient chercher des caresses. Pascal les lui donne naturellement, puis quand il devient trop insistant il le renvoie à ses congénères pour que l’on puisse discuter tranquillement. La laine est solide. Elle me plaît.
Nous décidons que je viendrais dans quelques jours avec une table de tri pour sélectionner quelques toisons pendant la prochaine tonte. 500 brebis seront tondues ce jour-là et il y aura 5 tondeurs. Je n’aurais vraiment pas le rythme à moi toute seule et je n’aurais pas le temps de recruter des trieurs pour m’aider. Qu’à cela ne tienne, je trierai une centaine de toisons, et je pourrais mieux observer les fibres, les longueurs, les finesses et fragilités éventuelles.
Jeudi 24 février
C’est jour de tonte !! J’ai dormi chez la sœur d’une amie proche qui habite à Gap. Je ne me suis donc levée qu’à 5h. Cette fois encore, je me demande quelle idée saugrenue m’est passée par la tête : trier de la laine, tout faire transformer, faire des pulls et les vendre. Ma vie pourrait pourtant être plus simple, plus douce.
Je pars avec mon humeur ronchon chez Pascal. Arrivée à la bergerie, les tondeurs sont déjà là, Francine et les autres. Et non, la tonte n’est pas réservée qu’aux hommes ! On fait rapidement connaissance et on s’active tous pour installer le chantier.
Faire de la place, mettre au sol des bâches pour protéger des pailles, organiser la circulation des brebis, installer chacun son matériel. La bonne humeur m’envahit. Le lever de soleil est magnifique, tous sont incroyablement gentils à l’écoute, aidant. Je n’ai plus de doute. Je sais pourquoi je suis là : cette qualité de relation, de travail, cette simplicité, cette humilité.
Il doit être 7h quand tout est prêt et que les tondeuses vrombissent, une, deux puis rapidement toutes les cinq de concert. Je m’active moi aussi. Attraper les ventres, déborder les culs, rabattre les gigots, attraper la casquette au vol, déplier puis replier la toison, la ramasser, se relever et courir à la table de tri puis l’élancer. Enlever les traces de peintures, les bords, les cous souvent un peu feutrés et plus pailleux. Retourner au pied des tondeurs nettoyer le plancher de tonte et ainsi de suite.
Le rythme est soutenu mais j’aime ça. Je fais mon sport. On blague dans le même temps.
Vers 8h30-9h, c’est l’heure de la collation, à la bonne franquette. On installe une planche, Pascal sort de la charcuterie, du fromage, du chocolat, de la brioche, un thermos de café, un cubi de vin. On reprend tous des forces, on s’hydrate chacun à sa façon et on repart.
Prochaine pause à 13h. Il ne nous reste qu’une centaine de brebis à tondre après le repas, nous avons fait le plus gros. Nous allons manger chez Pascal, on continue de blaguer sur la route, on sent fort le mouton. Dans son salon – cuisine, la vue est panoramique. Les pistes de ski sur la montagne en face font un peu de peine… la montagne est grise et le blanc des pistes semble artificiel. Il n’a quasiment pas neigé cette année et ce sont les canons à neige qui travaillent.
Des photos de paysages de troupeaux et de moutons ornent la pièce. Ce n’est pas la première fois que je vois cela. Ces éleveurs sont passionnés par leur métier, ils vivent avec et pour leurs bêtes, elles orientent leur vie, leurs choix.
Le déjeuner est délicieux, nous finissons avec non pas un mais 4 ou 5 gâteaux. La reprise va être dure…
L’après-midi passe… la dernière brebis arrive. Aussitôt on range. Encore une fois, on œuvre tous ensemble à la tâche bien que nous soyons tous fatigués. On remet en place les mangeoires, on m’aide à charger ma petite 206, on se dit au revoir.
Je suis contente de cette journée. Je l’ai adorée.
Sur le retour pour rentrer chez moi, je m’arrête pour dormir sur une aire d’autoroute. J’abandonne l’idée d’aller à mon cours de danse ce soir. Impossible d’y aller avec cette odeur de mouton sur moi. Elle m’a pénétrée la peau et les cheveux.
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